Yann de Saint-Rat-Ce que seraient nos vies by Yann de Saint-Rat

Auteur:Yann de Saint-Rat
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782380820447
Éditeur: Éditions Anne Carrière

21

Eva arrive à la station avec un quart d’heure d’avance. Elle s’accorde un expresso qu’elle accompagne de deux barres chocolatées. Elle n’a rien avalé depuis ce midi et bien qu’elle n’ait pas faim, elle doit tenir le coup cette nuit.

Sa collègue Francine lui passe le relais et elle attaque son service, elle s’y abandonne volontiers. Elle n’a pas le moindre répit, c’est vendredi soir et la ruée habituelle est au rendez-vous. Tant mieux, elle n’a pas le temps de penser à autre chose. Elle se concentre sur chaque produit qu’elle scanne, un sandwich triangle jambon-emmental, une brosse à dents enfant, du lave-glace toutes saisons, de la liqueur Sheridan, un guide touristique du pays...

Trois heures plus tard, le flot de clients se tarit enfin. La fatigue aidant, son humeur s’assombrit, des idées ­désagréables affluent alors Eva s’active dans les rayons, elle met de l’ordre là où c’est inutile, elle passe ensuite au comptoir puis à l’inventaire des stocks. Cela ne suffit pas, elle est incapable de s’absorber autant qu’il le faudrait. De toute façon c’est décidé, elle ne retournera pas à l’appartement avant plusieurs jours, elle n’a besoin de rien ou presque. Déjà, laisser passer le week-end. Ensuite elle récupérera ses affaires en plein après-midi, lorsque Bertrand sera au travail. Il est malade, elle ne se le cache plus, elle ne veut plus jamais le voir. Cela simplifiera les choses. Elle aurait dû partir beaucoup plus tôt, le laisser se morfondre, livré à lui-même. Il n’est jamais trop tard, se répète-t-elle, l’essentiel c’est de finir par ouvrir les yeux. Malgré tout, Eva ne s’explique pas comment Bertrand a pu aller voir ailleurs à plusieurs occasions alors qu’il érigeait la fidélité en vertu, considérait ceux qui succombaient comme des êtres faibles. Quel désaveu ! S’il estimait qu’elle ne répondait pas à ses attentes il n’avait qu’à le dire. Quel foutu menteur ! Et elle ne s’est doutée de rien.

Une demi-douzaine de clients plus tard, Eva file s’occuper d’Emmy et Emma. Elle leur verse une double ration, profite des deux chatons plus longtemps qu’à l’accoutumée. Ils la réconfortent avec leurs miaulements et leurs petits bonds pour se frotter à elle, elle les laisse s’agripper à son manteau. Marc la surprend à ce moment-là. Il a pris soin d’enfiler un gros pull, les températures ont finalement un effet sur lui. Il la rejoint et caresse lui aussi les chatons, en silence d’abord, puis il s’enquiert avec précaution de ce qui ne va pas, il ne l’a jamais vue dans un tel état. Ainsi, en dépit de ses efforts, on lit facilement son malaise sur son visage. Ou peut-être Marc est-il plus perspicace ? Elle n’a jamais été bonne comédienne, de toute façon.

Eva est particulièrement heureuse de le retrouver ce soir, elle se sent un peu moins seule au monde. Elle s’est toutefois promis de garder ses problèmes pour elle, il a déjà fort à faire avec Hélène, elle ne veut pas l’ennuyer avec ses tracas dérisoires. D’autant que ce soir il a l’air éreinté, livide, presque malade.

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