Situations (Tome 1) - Février 1938 - septembre 1944 by Jean-Paul Sartre

Situations (Tome 1) - Février 1938 - septembre 1944 by Jean-Paul Sartre

Auteur:Jean-Paul Sartre
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2017-08-15T00:00:00+00:00


III

Le mysticisme est ek-stase, c’est-à-dire arrachement à soi vers…, et jouissance intuitive du transcendant. Comment un penseur qui vient d’affirmer l’absence de toute transcendance peut-il, dans et par cette démarche même, réaliser une expérience mystique ? Telle est la question qui se pose à notre auteur. Voyons comment il va y répondre.

Jaspers lui montrait la voie. M. Bataille a-t-il lu les trois volumes de Philosophie33 ? On m’assure que non. Mais il a sans doute eu connaissance du commentaire que Wahl en a donné dans les Études kierkegaardiennes34. Les similitudes de pensée et de vocabulaire sont troublantes. Pour Jaspers comme pour M. Bataille, l’essentiel, c’est l’échec absolu, irrémédiable de toute entreprise humaine, qui révèle l’existence comme une « inintelligibilité pensante ». À partir de là, on doit « faire le saut où la pensée cesse ». C’est le « choix du non-savoir » dans lequel se jette et se perd le savoir. Pour lui aussi, l’abandon du non-savoir est sacrifice passionné au monde de la nuit. « Non-savoir », « déchirure », « monde de la nuit », « extrême de la possibilité », ces expressions sont communes à Wahl traduisant Jaspers et à M. Bataille.

Toutefois notre auteur se sépare de Jaspers sur un point essentiel. Je disais tout à l’heure qu’il cherchait Dieu. Mais il n’en conviendra pas. « Dérision ! Qu’on me dise panthéiste, athée, théiste !… Mais je crie au ciel : “Je ne sais rien”. » Dieu, c’est encore un mot, une notion qui aide à sortir du savoir, mais qui reste savoir : « Dieu, dernier mot voulant dire que tout mot, un peu plus loin, manquera. » M. Bataille part d’une méditation sur l’échec, de même que Jaspers : « Perdu et suppliant, aveugle, à demi mort. Comme Job sur le fumier mais n’imaginant rien, la nuit tombée, désarmé, sachant que c’est perdu. » De même que Jaspers, il s’atteint comme inintelligibilité pensante. Mais dès qu’il s’est enseveli dans le non-savoir, il refuse tout concept permettant de désigner et de classer ce qu’il atteint alors : « Si je disais décidément : “J’ai vu Dieu”, ce que je vois changerait. Au lieu de l’inconnu inconcevable — devant moi libre sauvagement, me laissant devant lui sauvage et libre —, il y aurait un objet mort et la chose du théologien. »

Pourtant tout n’est pas si clair : voici qu’il écrit à présent : « J’ai du divin une expérience si folle qu’on rira de moi si j’en parle », et, plus loin : « À moi l’idiot, Dieu parle bouche à bouche… » Enfin, au début d’un curieux chapitre qui contient toute une théologie35, il nous explique une fois encore son refus de nommer Dieu, mais d’une façon assez différente : « Ce qui, au fond, prive l’homme de toute possibilité de parler de Dieu, c’est que, dans la pensée humaine, Dieu devient nécessairement conforme à l’homme, en tant que l’homme est fatigué, affamé de sommeil et de paix. » Il ne s’agit plus de scrupules d’un agnostique qui, entre l’athéisme et la foi, entend demeurer en suspens.



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