Le Livre de ma Vie by Anna de Noailles

Le Livre de ma Vie by Anna de Noailles

Auteur:Anna de Noailles [Noailles, Anna de]
La langue: fra
Format: epub, mobi
Tags: Biographie-Autobiographie, Femmes, Art, Littérature française, Ils ont écrit sur la Suisse, 20e
Éditeur: Bibliothèque numérique romande
Publié: 2019-09-14T00:00:00+00:00


CHAPITRE VIII

Mon amour de la foule. – Déjeuners dominicaux. – Désirs d’enfant. – Le corset et les liqueurs. – La silhouette. – L’embonpoint des sylphides. – De l’église russe à la chapelle espagnole. – Lucide mélancolie. – La promesse du Bosphore.

Le luxe amical et prodigue dans lequel, petite fille, je voyais mes parents et leur entourage se mouvoir développait rapidement chez moi, par l’observation et par de subites tristesses, le goût de la méditation, des groupements familiers, des repas pris dans l’intimité. Non pas que devraient m’abandonner le plaisir et la vigueur que me communiquèrent toujours les foules. J’ai aimé et j’aime l’agora. L’affluence humaine a pour moi un seul visage, un seul cœur, qu’il s’agit d’atteindre, de forcer, de convaincre. Attraction de la multitude, circulation sanguine étendue et unifiée, débats et triomphes sur le forum, moi, si souvent l’amie du silence, de la torpeur rêveuse et de la mort, je ne cesserai de vous louer et de me complaire à vos fêtes tumultueuses et fécondes ! Aussi, ai-je souvent pu rassurer des amis qui s’excusaient du nombre de leurs convives, dont ils craignaient que je ne fusse importunée, par ce sincère aveu : « Je n’aime pas jouer devant des banquettes vides. »

Probablement, dans mon enfance, étais-je incommodée, en ces dimanches cérémonieux que je viens de décrire, par la hâte qui nous précipitait hors de l’église russe dans le salon et la salle à manger où éclatait la joie bruyante de nos hôtes : vieux écoliers à l’heure de la récréation et qui subodoraient la fin du jeûne. Épanchements émouvants, mais non sans niaiseries, de collègues qui échangeaient des poignées de main heureuses et se félicitaient mutuellement de se rencontrer. J’étais stupéfaite du rire aux nombreux échos suscité par des conversations dont je ne discernais ni le divertissement ni le droit à l’hilarité. Confuse de l’intérêt que j’inspirais à quelques-uns de ces ogres dont la main distraite s’abattait sur la mienne, l’engloutissait et la tenait captive, je souhaitais être invisible. Parfois, imbue de la certitude que ma personne ténue, au bout d’une table si grande, disparaissait, je me repliais sur les mets qui, pendant près de deux heures, circulaient, et je me gorgeais imprudemment d’aliments dont me plaisaient l’aspect, l’arôme et la saveur.

Non seulement l’enfant aime manger et la succulence inspire ses facultés imaginatives, mais tout ce qui le séduit dans la vie, par tous les sens, il le voudrait porter à ses lèvres et l’absorber. Quel enfant n’a souhaité boire l’eau de pluie, déguster la neige, mordre les bourgeons où repose, âcre, entassé, chiffonné, l’avenir de la rose, broyer la châtaigne incomestible, lutter contre l’écorce qui enferme d’étroits univers, la meurtrir et la vaincre ? Ce désir de happer, cette jouissance gustative, la sournoise satisfaction de dissimuler en soi ce que l’on convoite et de s’en rendre propriétaire est certainement la formule de tout désir.

Néanmoins, ce sont bien des souvenirs sans joie que m’ont laissés les réunions insouciantes et gloutonnes du dimanche, où, vers la fin du repas,



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