Le Monde d'hier (French Edition) by Stefan Zweig

Le Monde d'hier (French Edition) by Stefan Zweig

Auteur:Stefan Zweig [Zweig, Stefan]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2015-06-20T22:00:00+00:00


Dans la petite station balnéaire près d’Ostende, Le Coq, où je voulais passer deux semaines avant de me rendre comme chaque année dans la maisonnette de campagne de Verhaeren, régnait la même insouciance. Les gens heureux de leurs congés étaient allongés sur la plage sous leurs tentes bariolées ou se baignaient ; les enfants lâchaient des cerfs-volants ; devant les cafés, les jeunes gens dansaient sur la digue. Toutes les nations imaginables se trouvaient rassemblées en paix, on entendait beaucoup parler allemand — en particulier, car, ainsi que tous les ans, c’était sur la côte belge que la Rhénanie, toute proche, envoyait le plus volontiers ses vacanciers d’été. Le seul trouble était causé par les petits marchands de journaux qui hurlaient, pour mieux vendre leur marchandise, les manchettes menaçantes des feuilles parisiennes : « L’Autriche provoque la Russie45 », « L’Allemagne prépare la mobilisation46 ». On voyait s’assombrir les visages des gens qui achetaient les journaux, mais ce n’était jamais que pour quelques minutes. Après tout, nous connaissions depuis des années ces conflits diplomatiques ; ils s’étaient heureusement toujours apaisés à temps, avant que cela devînt sérieux. Pourquoi pas cette fois encore ? Une demi-heure après, on voyait déjà les mêmes personnes s’ébrouer de nouveau joyeusement et barboter dans l’eau, les cerfs-volants remontaient, les mouettes battaient des ailes, et le soleil riait clair et chaud sur le pays paisible.

Cependant, les nouvelles les plus graves s’accumulaient et se faisaient de plus en plus menaçantes. D’abord l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, la réponse évasive, les télégrammes échangés entre les monarques et finalement les mobilisations à peine déguisées. Je ne pus plus tenir dans ce petit lieu écarté. Je me rendais tous les jours à Ostende par le petit train électrique, pour être plus à portée des nouvelles ; et elles étaient toujours pires. Les gens se baignaient encore, et les hôtels étaient encore pleins, les vacanciers se promenaient encore en foule sur la digue, riant et bavardant. Mais pour la première fois, un élément nouveau s’ajouta au tableau. Brusquement, on vit surgir des soldats belges qui, en temps ordinaire, ne venaient jamais sur la plage. Les mitrailleuses étaient — particularité curieuse de l’armée belge — traînées par des chiens sur de petites voitures.

J’étais alors installé dans un café avec quelques amis belges, un jeune peintre et l’écrivain Commelynck. Nous avions passé l’après-midi chez James Ensor, le plus grand peintre moderne de la Belgique, un homme très singulier, solitaire et renfermé, qui était bien plus fier des mauvaises petites polkas qu’il composait pour des fanfares militaires que de ses peintures fantastiques esquissées dans des tons éclatants. Il nous avait montré ses œuvres, d’assez mauvaise grâce à vrai dire, car il était tourmenté par la crainte bouffonne que quelqu’un voulût lui en acheter une. Son rêve était en fait, me dirent mes amis en riant, de les vendre très cher et cependant de pouvoir les garder toutes, car il tenait avec la même âpreté à l’argent qu’à chacune de ses toiles. Chaque fois qu’il en cédait une, il restait désespéré pendant plusieurs jours. Ce génial Harpagon nous avait égayés par toutes ses bizarres lubies ; et comme justement passait de nouveau une de ces troupes de soldats avec sa mitrailleuse attelée à un chien, l’un d’entre nous se leva et caressa la bête, au grand dépit de l’officier, qui craignait que cette caresse à un objet guerrier ne compromît la dignité de l’institution militaire.

– Pourquoi ces stupides marches et contremarches ? grogna quelqu’un dans notre groupe. Mais un autre répondit tout excité :

– Il faut bien prendre ses précautions. Cela veut dire qu’en cas de guerre les Allemands ont

l’intention de faire une percée en passant par chez nous.

– Impossible ! dis-je avec une conviction sincère, car dans ce vieux monde d’alors on croyait encore

en la sainteté des traités. Si quelque chose devait se passer et si les Français et les Allemands

s’exterminaient jusqu’au dernier homme, vous autres Belges seriez bien tranquillement à couvert ! Mais notre pessimiste ne céda pas. Si l’on prenait de telles mesures en Belgique, soutenait-il, cela

avait nécessairement un sens. Des années auparavant, déjà, on avait eu vent d’un plan secret du grand

état-major allemand prévoyant, en cas d’attaque contre la France, une percée à travers la Belgique, en

dépit de toutes les conventions jurées. Moi, je ne cédai pas davantage. Il me semblait tout à fait

absurde qu’une armée se tînt sur la frontière, prête à l’invasion, pendant qu’ici des milliers et des

dizaines de milliers d’Allemands jouissaient, détendus et joyeux, de l’hospitalité de ce petit pays

neutre.

— C’est un non-sens ! Vous pouvez me pendre à cette lanterne, si les Allemands entrent en

Belgique !

Je suis encore reconnaissant à mes amis de ne pas m’avoir pris au mot.

Mais alors vinrent les jours les plus critiques, tout à la fin de juillet, et à chaque heure une nouvelle

qui contredisait la précédente, les télégrammes de l’empereur Guillaume au tsar, les télégrammes du

tsar à l’empereur Guillaume, la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, l’assassinat de Jaurès.

On sentait que la situation devenait sérieuse. Tout d’un coup, le vent froid de la crainte balaya la plage

et la vida. Par milliers, les gens quittèrent les hôtels ; les trains furent pris d’assaut, même les plus

confiants commençaient maintenant à faire leurs malles en toute hâte. Et moi aussi, dès que j’appris la

déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, je retins une place, et il n’était que temps. Car cet

express d’Ostende fut le dernier train à quitter la Belgique pour l’Allemagne. Nous nous tenions debout

dans les couloirs, excités et pleins d’impatience, chacun parlait avec son voisin. Personne ne pouvait

rester tranquillement à sa place ou lire ; à chaque station, on se précipitait sur le quai pour aller

chercher d’autres nouvelles, avec l’espoir secret que quelque main déterminée pourrait encore retenir

le destin déchaîné. On ne croyait toujours pas à la guerre et encore moins à une invasion de la

Belgique ; on ne pouvait pas y croire parce qu’on ne voulait pas admettre un tel égarement. Peu à peu, le train se rapprochait de la frontière ; nous passâmes Verviers, la dernière station belge. Des contrôleurs allemands montèrent dans les wagons, nous devions être en territoire allemand dix minutes

plus tard.

Mais à mi-chemin de Herbesthal, la première station allemande, le train s’arrêta soudain en rase

campagne. Dans les couloirs, nous nous pressâmes aux fenêtres. Qu’était-il arrivé ? Et alors, dans

l’obscurité, je vis venir à notre rencontre, l’un après l’autre, plusieurs trains de marchandises, des

wagons plats recouverts de bâches, sous lesquelles je crus reconnaître les formes indistinctes et

menaçantes de canons. Mon cœur cessa de battre. Ce ne pouvait être que l’avance de l’armée

allemande. Peut-être, me disais-je quand même pour me consoler, n’était-ce là qu’une mesure de

protection, une menace de mobilisation et non pas la mobilisation elle-même. Car toujours, aux heures

de danger, la volonté d’espérer encore devient immense. Enfin vint le signal « Voie libre ». Le train se

remit à rouler et entra en gare de Herbesthal. Je ne fis qu’un bond du haut du marchepied pour me

procurer un journal et obtenir des renseignements. Mais la gare était occupée par les soldats. Quand je

voulus me rendre dans la salle d’attente, je trouvai devant la porte fermée un employé, sévère, à barbe

blanche, qui m’en défendit l’entrée : personne ne devait pénétrer dans les locaux de la gare. Déjà,

j’avais aperçu, derrière les vitres de la porte soigneusement masquées de rideaux, le léger cliquetis

des sabres et le bruit sec des crosses qu’on repose. Aucun doute, la monstruosité était en marche,

l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes contre tous les principes du droit des gens. Je

remontai dans le train en frissonnant et continuai mon voyage vers l’Autriche. Il n’y avait désormais

plus de doute : j’entrais dans la guerre.



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