Cinquante ans d'occupations by Sacha Guitry

Cinquante ans d'occupations by Sacha Guitry

Auteur:Sacha Guitry
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2015-08-18T16:00:00+00:00


TIMIDE

Je me trouvais jeudi soir à dîner dans un restaurant extrêmement élégant, avec des gens délicieux qui s’étonnaient de mon attitude, en ce sens qu’ils la trouvaient un peu trop réservée.

— Mais, comme vous avez l’air de vous ennuyer, monsieur ! me disait ma voisine.

J’avais beau lui jurer que je ne m’ennuyais pas, cette pensée lui revenait sans cesse à l’esprit et elle me posait aimablement toutes sortes de questions :

— Est-ce que ce restaurant vous déplaît ?… Avez-vous de l’antipathie pour quelqu’un qui se trouve dans cette salle ?… La musique que l’on joue vous agace-t-elle ?… Avez-vous froid ? Avez-vous chaud ? Préférez-vous le vin rouge au champagne ?

Pour calmer ses inquiétudes, j’ai fini par lui dire que j’étais simplement gêné, comme je le suis chaque fois que je me trouve dans un endroit public. Ma voisine se mit à rire et, considérant que je me moquais d’elle, elle me dit alors :

— Vous n’espérez pas me faire croire que vous êtes timide ?

Cette idée que je pouvais être timide lui semblait comique au possible.

— Je suis timide comme tout le monde, madame, quand je ne me sens pas à mon aise !

— Et vous n’êtes pas à votre aise ?

— Non, madame… jamais dans un endroit public !

— Qu’appelez-vous « un endroit public » ?

— Un endroit où il y a du public !

— Du public ? Vous n’avez pas peur du public, je pense ?

— Non, madame, quand je suis devant lui… mais quand je me trouve avec lui, je suis mal à mon aise !

— Mais d’abord, pardon… ces gens qui dînent, là, et qui bavardent, et qui s’amusent… ce ne sont pas des spectateurs… ce sont tout simplement des dîneurs !

— Non, madame, pour moi, ce sont des spectateurs qui sont en train de dîner… et, s’il faut que je vous dise le fond de ma pensée, sachez que je suis poursuivi par cette idée incroyable et cocasse que les gens, les individus, les êtres humains que je croise dans la rue, que je coudoie dans les magasins, que je rencontre au bois de Boulogne ou bien dans les musées sont tous des spectateurs qui travaillent, font des courses, se promènent ou se distraient en attendant l’heure d’aller au théâtre ! Je suis tout à fait disposé à sourire avec vous d’une pareille idée, d’une aussi folle conception de la vie… mais convenez avec moi que cette idée devait me venir – puisqu’elle m’est venue, d’abord – et puisque je passe, moi, mes journées entières à attendre cette heure fatale et merveilleuse où pour votre plaisir – peut-être ! – je vais me mettre à exercer la plus étonnante des professions !

— Mais, quand bien même, monsieur, j’admettrais cette folle conception de la vie, comme vous dites, cela ne me ferait pas comprendre l’état de gêne dont vous me parlez… et qui me paraît incompatible avec… disons, l’amitié que vous portez au public… et qui est réciproque, vous devez le penser !

— Je ne le pense justement pas, madame.



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