La Petite Fille aux yeux sombres, suivi des Secrets de Dieu by Marcel Pagnol

Auteur:Marcel Pagnol [Pagnol, Marcel]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2260003702
Éditeur: Julliard

10

L’après-midi, je montai au jardin de la Colline, qui se trouve en haut du cours Pierre-Puget. À trois heures précises, j’y arrivai et je choisis un banc bien protégé par des massifs et qui me permettait de surveiller l’entrée.

J’étais bien sûr que la petite fille viendrait. Mais, prévoyant un certain retard, j’avais dans ma poche une toute petite édition d’Homère, que je relis parfois avec plaisir – en français, bien entendu.

Je me félicitai de cette lecture car, ouvrant au hasard le poème, j’y fis en quelques minutes une petite découverte.

C’est au début de l’Iliade. Le vieux Priam, qui se promène sur les remparts, s’appuie à l’épaule d’Hélène, sa bru, et lui parle avec une touchante douceur. Il lui dit, en substance :

« Voici l’armée des Grecs, qui vient pour prendre notre ville. Je prévois que tout ça tournera mal pour nous… Enfin, ce n’est pas une raison pour ne plus causer. Toi qui as connu tous ces Grecs, au temps où tu vivais parmi eux, dis-nous un peu les noms de ceux que nous voyons là-bas. »

La belle Hélène lui nomme Agamemnon, fils d’Atrée, puis Ulysse, roi ingénieux et fort. Et le sage Antenor, qui a eu l’occasion de voir de près le roi d’Ithaque, nous donne sur son physique ce détail précis :

« Tant qu’ils étaient debout, Ménélas dépassait Ulysse de ses larges épaules ; quand au contraire tous deux s’asseyaient, Ulysse était beaucoup plus grand. »

Ô révélation curieuse !… Ainsi donc Ulysse, homme de taille moyenne, devenait grand dès qu’il s’asseyait ?

On ne pouvait le dire avec plus de délicatesse : le roi d’Ithaque était ce que l’on appelle aujourd’hui, dans la langue vulgaire, un bas-de-cul… Ô la belle, l’unique, la majestueuse périphrase… Ô génial chanteur de Kyme… Comme tu sais humaniser tes héros, et nous les rendre proches…

J’en étais là de mes pensées, lorsque je vis à quelques mètres de moi, la petite fille qui s’avançait en rougissant. Je me levai, mais de crainte d’attirer les regards, je n’ôtai point mon chapeau.

— Mademoiselle, lui dis-je, je suis très heureux de vous voir ici, où nous pourrons bavarder un moment. Ce banc est amical, et si vous voulez vous y asseoir quelques minutes…

— Monsieur, dit-elle (elle regardait avec inquiétude autour d’elle), je n’ai pas beaucoup de temps. Je suis venue… pour vous dire qu’il vaut mieux… en rester là… Il est impossible…

— Rien n’est impossible, mademoiselle, si vous voulez vous asseoir sur ce banc…

Elle me regarda une seconde, puis s’assit. Je pris place à côté d’elle, affirmant mon respect par une distance de cinquante centimètres.

— Mademoiselle, repris-je, je ne vous demande même pas votre nom ; quant au mien, il ne saurait vous intéresser. Je vous dirai seulement que je suis l’ami intime, presque le frère, de ce jeune homme que vous rencontrez tous les jours. D’ailleurs vous le savez déjà.

Ses longs cils battirent.

— Depuis six mois, il vous aime ; il vous aime éperdument, d’une passion profonde et silencieuse qui a supprimé en lui tout autre intérêt

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