La Fanfaronne (French Edition) by Geneviève Dormann

La Fanfaronne (French Edition) by Geneviève Dormann

Auteur:Geneviève Dormann [Dormann, Geneviève]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2016-04-30T23:00:00+00:00


XI

Avoir sans cesse à l’esprit l’idée d’un danger était peut-être un moyen de le conjurer. Je sais aujourd’hui qu’il l’attire à coup sûr. Thomas m’a guérie de la peur pour longtemps.

Notre amour ressemblait à une porcelaine fragile qu’il nous fallait porter à travers un champ de mines. Nous transformions chaque pas en miracle, évoquant du même coup les terribles difficultés qui pouvaient nous attendre. À l’inverse de ma mère qui passait sa vie à se demander ce qu’elle avait bien pu faire au Bon Dieu pour avoir tellement d’ennuis, nous nous étonnions de chacun de nos plaisirs, comme de récompenses qui nous auraient été attribuées par erreur et dont il nous serait demandé compte tôt ou tard et avec quel éclat ! Était-ce le fait d’un sursis arbitraire ? d’une mauvaise plaisanterie ? d’un mirage ? « Nous ne nous sommes jamais vus. Tu n’existes pas. Tu n’es pas là près de moi. Je te rêve. Je t’invente. J’ai de la fièvre. Réveille-moi doucement, s’il te plaît… Réveille-toi. » C’était anormal d’être heureux comme nous l’étions. Ce n’était pas rassurant. On devait nous avoir oubliés au fond de la classe, mais cet oubli ne pouvait être que momentané. Il ne fallait pas s’y fier. On nous coincerait tôt ou tard. Une imprudence nous ferait prendre. Dites donc, vous là-bas, rappelez-moi votre nom… Si ce dénouement était inévitable, du moins l’aurions-nous prévu, et nous décrivions la catastrophe avec une complaisance affectée.

– On se cassera en deux.

– On se haïra tout à coup.

– On ne pourra plus se piffer.

– On aura mal au cœur rien qu’à se voir.

– Bientôt ? demandait Thomas que cette précision inquiétait tout de même.

– On ne peut pas savoir… peut-être dans vingt ans, peut-être demain ou tout à l’heure. C’est comme les oreillons. On couve sans s’en douter et ça se déclare brusquement. Peut-être couvons-nous déjà… Tu ne sens rien, toi ?

– Non.

– Moi non plus, mais cela ne veut rien dire.

– Cela viendra de nous ou d’ailleurs ?

– C’est la même chose.

– J’ai eu un ami autrefois, disait Thomas par souci d’illustration, je l’aimais beaucoup et pourtant je me suis mis à le détester en quelques secondes. Il m’avait donné un coup de coude dans les côtes sans le faire exprès. Cela paraît insignifiant, futile, mais ce fut radical. Je ne l’ai jamais revu… Tu verras qu’il nous arrivera quelque chose de semblable : un mot, un geste maladroit, une froissure, trois-fois-rien, un cheveu tiré par mégarde, une grimace involontaire…

Ces mots me glaçaient. Je savais comme on peut pardonner beaucoup et très peu à qui vous tient le plus au cœur ; passer sur une trahison et buter sur une inflexion de voix ridicule ; oublier une parole injurieuse et haïr pour un tic, discret mais tenace, qu’on était peut-être seul à avoir remarqué ; aimer la personne la plus sotte du monde pour sa façon d’ouvrir une porte et vouloir en battre une autre pour un sourcil mal coiffé.

Le coup-de-coude-dans-les-côtes devint ainsi le symbole de ce qui nous menaçait.



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