Venise. Le lion, la ville et l'eau by Cees Nooteboom

Auteur:Cees Nooteboom [Nooteboom, Cees]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Actes Sud
Publié: 2020-12-15T00:00:00+00:00

SUR LA PISTE DES PEINTRES

Combien d’êtres humains peut-on faire tenir dans un tableau ? Une autre année s’est écoulée et me voilà revenu, cette fois pour suivre une piste ancienne, les livres et les notes que j’avais emportés de mon précédent séjour, reproductions de Carpaccio, de Bellini, du Tintoret. Cette ville ne s’arrête jamais, ni dans notre imagination ni dans la réalité. Une ville entourée d’eau n’a pas de frontières, elle est partout. Une ville toile d’araignée, le labyrinthe auquel on ne se fait jamais, on reste pris dans ses rets, même après un an d’absence. Et les peintres sont un élément de ce jeu de piste, ils sont partout, mais où sont-ils ? Aux Frari, à l’Accademia, à la Madonna dell’Orto, à la Scuola di San Rocco, au palais des Doges, ils font partie de notre ronde perpétuelle.

Et de nouveau je loge à une autre adresse, un coin tranquille de la ville que je ne connaissais pas encore, une maison basse dans une étroite ruelle à côté d’une ruine que l’on reconstruit derrière des bâches noires, la chambre est au niveau de l’eau, la nuit j’entends les pas dans la ruelle comme si les gens frôlaient mon lit, s’ils sont à plusieurs j’entends leurs voix comme des voix rêvées, pleines de demi-secrets. La question sur laquelle s’ouvre ce récit est fixée à la porte, c’est la reproduction d’un tableau du Tintoret où figurent tellement d’hommes et d’anges que je l’ai punaisée là pour la regarder pendant des heures. C’est pour ce tableau que je suis revenu, mais aussi pour le silence de Bellini et de Vivarini, pour la fantaisie de Carpaccio et de Cima da Conegliano, mais par-dessus tout pour cette profusion humaine du Tintoret, peintre incontournable de cette ville d’humaine profusion. Étrange : les foules que j’essaie d’éviter dans la journée, je les recherche justement chez le Tintoret. Mais commençons plutôt par le commencement, même si après tant d’années il n’y a plus de commencement, mais seulement la répétition de commencements. Je suis venu en traversant les Alpes, en passant par les Dolomites, par Bressanone, qui sur place s’appelle encore Brixen21, le Nord colle encore à mes semelles, cette fois je suis venu en voiture et c’est déjà en soi un rite d’initiation : l’automobiliste qui arrive à Venise par la route doit subir une série d’humiliations pour être adoubé dans l’ordre de la ville. Soudain la large autostrade se rétrécit, vous êtes privé de vitesse, vous passez au péage pour la dernière fois, vous ne pouvez ignorer que le train, à côté de vous, roule beaucoup plus vite, la ville est à la fois toute proche et lointaine, vous voyez déjà l’eau s’étendre à votre droite comme une promesse mais vous devez faire la queue sur l’unique place à laquelle vous avez encore accès, avant de vous engager au bout d’un moment dans un garage obscur où vous montez en tournant en colimaçon, un, deux, trois, quatre étages, un homme vous assigne d’autorité une place entre d’autres

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