Suzanne et le Pacifique by Giraudoux

Suzanne et le Pacifique by Giraudoux

Auteur:Giraudoux
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Grasset


J'avais résolu de nager aussi jusqu'à la troisième île, malgré son aspect. A sept ou huit encablures, inculte comme un cuirassé, elle surveillait ses deux sœurs. Pas un arbre. Le vent soufflait sur elle les pollens par cuillerées, les duvets de tournesols par quarterons, et ces oiseaux à bec long par qui se marient les palétuviers, et ces insectes gonflés de graines de fraisiers qui remplacent en Polynésie le marcottage, mais on la sentait stérile. Elle n'avait pas non plus sa bague, ses récifs, négresse près de deux favorites, épouse illégitime du Pacifique, et je n'étais pas sans inquiétude sur l'abordage. A mesure que je nageais vers elle, j'avais déjà assez l'instinct de la mer pour sentir les poissons de moins en moins nombreux. Je traversais des zones d'un liquide qui me supportait à peine, et qui devait être du pétrole, puisqu'en sortant de l'eau, je vis mes tatouages à demi effacés. Je longeai une heure entière une falaise à pic et qui devait être en pierre ponce, puisque mon côté gauche, pour l'avoir effleurée trois fois, redevint blanc comme en Europe ; et par un escalier, un vrai escalier en pas de vis commeceux' qui mènent chez nous dans les caves, je montai, avec l'impression de m'enfoncer, sur la pointe des pieds et les coudes au corps, me gardant de petites sources qui devaient être des acides. C'est du dernier escalier que je vis les dieux... Ils étaient alignés par centaines comme des menhirs ; hautes de cinq, de dix, de quinze mètres, d'énormes têtes contemplaient ma tête encore au ras du sol, avec des nez tout froncés comme si tous m'avaient déjà sentie monter, des yeux caves dont les plus proches de moi pleuraient de petites larmes sèches qui étaient des souris effrayées ; tous surpris dans une opération silencieuse, dont il m'avait semblé surprendre les miroitements, les scintillements. Mais je me sentais rassurée, de n'avoir touché leur île que de mes orteils. Je gravis les dernières marches.

Je les voyais tout de face éclairés de dos par le soleil, leur ombre dans cette revue rangée à leur pied comme un équipement. Tous l'esprit et le corps tendus comme le fils de Footit quand son père lui demande s'il sait ce que c'est que penser. Tous, à ma vue, se demandant, cherchant en eux s'ils le savaient. Tous poussiéreux comme des marbres de commode, offrant à un kodak une proie superbe, et au cinéma juste le petit mouvement de leur ombre. Tous, par politesse pour un humain, essayant de m'accueillir par ce qu'ils croyaient la pensée ; celui-ci par un oiseau gris rampant qui le parcourait comme un pou ; celui-là par une grenouille dans ses oreilles à rebords qui conservaient une eau plus pure que celle des orchidées ; celui-là, en laissant tomber de son corps géant un petit bras usé. Parfois j'avais l'impression qu'ils se relâchaient de leur immobilité, que là-bas on s'inclinait, qu'ici on remuait. Je poussais un grand cri, et le garde-à-vous reprenait.

On apprend vite à distinguer les dieux.



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