Broadway by Fabrice Caro

Auteur:Fabrice Caro [Caro, Fabrice]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2020-06-24T00:00:00+00:00

Mon regard se brouille à force de regarder, soupeser, évaluer, comparer les différentes marques de whisky, planté devant le rayon depuis une bonne dizaine de minutes sans parvenir à me décider, tentant laborieusement d’attribuer des moyennes pondérées incluant des paramètres tels que : prix (il ne doit pas être bon marché, mais pas hors de prix non plus), marque (il se doit de sonner « vieux village d’Écosse et murs de pierre »), ou forme de la bouteille. Je penche mollement pour un Dalwhinnie qui me semble un bon compromis, quand je l’aperçois de l’autre côté de l’allée et, inexplicablement, tout mon corps se met en branle. Elle ne m’a pas vu et, quand bien même elle m’aurait vu, rien n’indique qu’elle me remettrait. Par réflexe, je jette rapidement un œil au contenu de mon caddie afin de vérifier que ne s’y trouve pas un achat qui pourrait me compromettre, papier hygiénique ou shampoing anti-chute pour hommes. Rien de tout ça, l’honneur est sauf. Étrangement, mon regard se focalise sur le fromage. Et la présence de ce fromage me gêne, sans que je sache exactement pourquoi, il dit de l’intime, il dit nous mangeons du fromage, il dit notre haleine, la lame de notre couteau, nos doigts sentent le fromage, il dit de l’empreinte, de la trace, des effluves, et peut-être qu’après le traumatisme de la main à l’oignon j’aspire à du neutre, de l’aseptisé, de l’inodore, un caddie d’accessoiriste hollywoodien. Je rebrousse chemin pour aller le poser, et quand je reviens elle a disparu, je suis pris de panique, me mets à hâter le pas à travers les rayons comme si ma vie en dépendait, pourquoi suis-je allé poser le fromage, après tout ça n’était pas primordial, j’aurais pu me contenter de le cacher sous d’autres produits, et puis je l’aperçois, elle semble hésiter entre différentes marques de café, me voilà rassuré. Je mime la surprise quand nos regards se croisent, nous nous rapprochons, nous serrons la main – moi de ce bras droit jadis paralysé, mais qui semble Dieu merci avoir retrouvé ses fonctions – Vous n’avez plus d’infirmité ? — Non non, c’est bon, je suis allé prier Notre-Dame d’Espérance, c’est réglé. Un bref silence s’installe et je réalise soudain que nous n’avons en commun qu’un dessin obscène et c’est finalement assez mince comme base de discussion – Alors finalement, ce dessin, avec un peu de recul, vous le trouvez comment ? C’est elle qui entame la discussion, Tristan va bien ? Ça n’est pas terrible comme entrée en matière mais je lui suis reconnaissant de s’être jetée à l’eau quand j’allais, moi, asphyxié par le silence, lâcher en pleine panique un Vous faites les courses ? qui aurait été un véritable fiasco. Je lui réponds que oui, qu’on a beaucoup discuté, qu’il s’est rendu compte de sa faute, et je me regarde mentir avec un aplomb imperturbable, je mets en scène ce qui aurait dû être si j’avais joué mon rôle de père, je parle d’un

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