Le Rapport De Brodeck by Philippe Claudel

Le Rapport De Brodeck by Philippe Claudel

Auteur:Philippe Claudel [Claudel, Philippe]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Stock
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


XXIII

Durant l’après-midi de ce jour, j’avais emmené Emélia et Poupchette avec moi. Nous étions montés jusqu’à la cabane du Lutz. C’est un ancien abri de berger, mais qui ne sert plus depuis deux décennies. Les pâtures qui l’entourent se sont peu à peu couvertes de joncs et de renoncules agrifaires. L’herbe a reculé devant l’avancée des mousses. Des mares sont apparues, d’abord simples flaques, puis elles ont transformé le lieu en une sorte de fantôme, de fantôme de pré, qui ne s’est pas encore tout à fait réincarné en marécage. J’ai écrit déjà trois rapports sur cette métamorphose, pour essayer de la comprendre, de l’expliquer et, chaque année, j’y retourne à la même époque pour mesurer l’étendue et la nature des changements. La cabane est à deux heures de marche du village, en allant vers l’ouest. Le sentier qui y conduit n’a plus sa rigueur passée, lorsque chaque année, des centaines de sabots lui donnaient profondeur et forme. Les sentiers sont comme les hommes, ils meurent aussi. Peu à peu ils s’encombrent, se comblent, se morcellent, se laissent manger par les herbes, puis disparaissent. Et il ne faut que peu d’années pour qu’on n’en distingue plus guère que l’échine et que la plupart des êtres finissent par les oublier.

Poupchette hissée sur mes épaules lançait son bavardage aux nuages. Elle leur parlait comme s’ils avaient pu la comprendre. Elle leur disait de se pousser, de rentrer leurs gros ventres, de laisser le soleil seul dans le grand ciel. L’air descendu des montagnes donnait à ses joues une roseur toute fraîche.

Je tenais la main d’Emélia. Elle marchait à bonne allure. Son regard se posait sur le sol parfois, et parfois il allait très au loin, vers la nervure de l’horizon échancré par les ressauts des Prinzhornï. Mais dans les deux cas, je voyais bien que ses yeux ne se posaient pas vraiment sur le paysage, proche ou lointain. Ses yeux semblaient être des papillons, des merveilles mobiles allant çà et là sans raison profonde, comme entraînés par le vent, l’air transparent, mais qui ne songeaient à rien de ce qu’ils faisaient, ni de ce qu’ils voyaient. Elle avançait en silence. Sans doute le rythme court de son souffle l’empêchait-il de fredonner sa chanson éternelle. Elle gardait ses lèvres un peu ouvertes. Je lui tenais la main. Je sentais sa chaleur mais elle ne s’apercevait de rien, et ne savait peut-être plus combien l’aimait celui qui la menait ainsi.

Parvenus près de la cabane, j’ai fait asseoir Emélia sur le banc de pierre qui est contre la porte. J’ai posé Poupchette à ses côtés en lui disant d’être bien sage tandis que je faisais mes relevés, que je n’en avais pas pour très longtemps et qu’ensuite nous mangerions ici le Pressfrütekof et le gâteau de pommes et de noix que la vieille Fédorine avait emballés pour nous dans un grand torchon blanc.

J’ai commencé mes mesures. J’ai retrouvé les repères sur lesquels je m’appuyais chaque année, de grandes pierres qui jadis délimitaient les enclos et les mitoyennetés.



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