Murmurer le nom des disparus by Wilson Rohan

Murmurer le nom des disparus by Wilson Rohan

Auteur:Wilson Rohan [Wilson, Rohan]
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2021-08-30T00:00:00+00:00


L’émeute

Jane Eleanor Hall, accroupie au pied d’un réverbère sur les hauteurs de Charles Street, observait la ville entre ses doigts. Une foule innombrable faisait dans les rues comme un tapis que des feux trouaient çà et là. Des hommes qui s’étaient barbouillés de suie pour ne pas être reconnus couraient dans la fumée et la poussière avec des houes, des battes, des haches qu’ils portaient à bout de bras, et ils criaient et ils sifflaient. Le bruit était d’une densité qui faisait trembler l’air. Une bande de fumée d’un noir d’encre filait au-dessus des toits. La tête fourrée entre ses mains, Jane pouvait à peine respirer. Son estomac se noua. La ville était devenue folle.

Il lui fallut un certain temps avant de comprendre. Le chemin de fer. La levée de l’impôt. Elle soupira et se gratta la tête. Toute la semaine, il avait été dit et répété qu’en cas de maintien des enchères, le sang coulerait. Mais ceci allait plus loin. C’était une rébellion. Des gangs masqués se déplaçaient de boutique en boutique et réduisaient l’enfilade de vitrines de chaque côté de la rue à un serpentin argenté. Ils traînaient les meubles sur la chaussée pour alimenter les bûchers. La ville qui s’étalait sous ses yeux disparaissait sous des tourbillons de fumée. Ses habitants n’étaient pas des pigeons. Ils ne reprendraient pas les dettes d’autrui. Les actionnaires du chemin de fer et les membres du parlement de Kennerley l’apprendraient bientôt à leurs dépens.

Elle resta là un long moment sans bouger. Trouver Thomas Toosey, telle était la mission qu’elle s’était fixée. Trouver cet homme et récupérer l’argent promis. Mais voilà que son ventre se serrait et que son souffle se figeait dans sa poitrine. Elle frotta les petits cheveux qui poussaient sur son crâne, puis finit par se lever. Plutôt que de rentrer dans sa cahute, voire chez Rabbit, plutôt que de rester en sécurité loin des troubles, elle entreprit de descendre la colline. Ce n’était pas le moment d’avoir peur. Il fallait agir.

Son père l’avait souvent emmenée marcher ici pour sa jambe – pour la fortifier, comme il disait toujours, lui prenant la main lorsqu’ils devaient passer les nids-de-poule les plus redoutables puis la laissant marcher seule afin que sa jambe retrouve la force nécessaire, et tout du long il lui parlait, ma Janie chérie, la fille la plus courageuse de tout le pays, lui disait-il de sa grosse voix de buveur de whisky, et sur la rive d’en face il lui montrait la nouvelle gare toute pavoisée en lui promettant de l’emmener un jour en première classe jusqu’à Longford, voire plus loin, car il travaillait dans les chemins de fer, il était terrassier, il posait le ballast avec sa pioche et sa brouette et c’est ainsi qu’un jour il était mort sur le coup en sortant de son trou une mine encore chargée, voilà les mots qu’avait prononcés le chef de chantier, sur le coup, comme si c’était une excuse, mais elle ne connaissait pas l’expression, à quinze ans



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