L’ordre du jour by Éric Vuillard

L’ordre du jour by Éric Vuillard

Auteur:Éric Vuillard [Vuillard, Éric]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Novela, Histórico
Éditeur: ePubLibre
Publié: 2017-01-01T00:00:00+00:00


DÉJEUNER D’ADIEU À DOWNING STREET

LE LENDEMAIN, à Londres, Ribbentrop fut invité par Chamberlain pour un déjeuner d’adieu. Après plusieurs années en Angleterre, l’ambassadeur du Reich venait d’obtenir une promotion. Désormais, il était ministre des Affaires étrangères. Il était donc revenu quelques jours à Londres prendre congé et rendre les clés de sa maison. Car on raconte qu’avant la guerre, Chamberlain, qui possédait quelques appartements, avait pour locataire Ribbentrop. De ce fait anodin, de ce conflit curieux entre l’image et l’homme, de ce contrat, par lequel Neville Chamberlain, appelé “le bailleur”, s’engagea, en échange d’un prix, “le loyer”, à assurer à Joachim von Ribbentrop la jouissance paisible de sa maison d’Eaton Square, personne n’a su tirer la moindre conséquence. Chamberlain devait recevoir ce loyer entre deux mauvaises nouvelles, entre deux coups bas. Mais il faut bien que les affaires tournent. Nul n’a donc discerné là-dedans aucune anomalie, on n’a pas donné à ce petit morceau de droit romain le moindre sens, rien. Un pauvre diable jugé pour vol se voit reprocher une batterie d’antécédents, les faits parlent soudain abondamment. Mais si les faits concernent Chamberlain, alors il faut être prudent. Une certaine décence est de mise, sa politique d’apaisement n’est rien qu’une bien triste erreur, et ses activités de bailleur n’occupent dans l’Histoire qu’une note de bas de page.

La première partie du repas se déroula dans la plus franche bonne humeur. Ribbentrop se mit à raconter ses prouesses sportives, puis, après quelques plaisanteries sur lui-même, il évoqua les plaisirs du tennis ; Sir Alexander Cadogan l’écoutait poliment. Il divagua d’abord un long moment sur le service, et sur cette petite planète de caoutchouc recouverte de feutre blanc, la balle, dont la durée de vie est très courte, insista-t-il, pas même celle d’un match ! Puis il évoqua le grand Bill Tilden, qui servait comme un demi-dieu, disait-il, et avait régné à lui seul sur le tennis des années vingt comme plus personne n’y parviendrait à l’avenir. Pendant cinq ans, Tilden ne perdit pas un match, et il gagna sept fois de suite la coupe Davis. Il avait ce qu’on appelait alors un service boulet de canon, son physique étant absolument voué à cette sublime performance : il était grand, maigre, avec de larges épaules et des mains énormes. Ribbentrop émaillait son intarissable discours de révélations et d’anecdotes piquantes ; ainsi, Tilden avait eu au début de sa plus prolifique série de victoires un bout de doigt amputé ; il se l’était malencontreusement écorché au grillage. Après l’opération, il joua mieux encore, comme si ce petit bout de doigt avait été une erreur de la sélection naturelle que la chirurgie moderne avait corrigée. Mais Tilden était surtout un stratège – insista Ribbentrop, en s’essuyant les lèvres à sa serviette de table –, et son livre, L’art du tennis sur gazon, est une mine de réflexions sur la discipline tennistique, comme le livre d’Ovide sur l’art d’aimer. Mais surtout – quintessence de l’être pour celui que ses camarades de jeunesse avaient surnommé gentiment Ribbensnob –, Bill Tilden était décontracté, suprêmement décontracté.



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