Première ligne by Jean-Marie Laclavetine

Auteur:Jean-Marie Laclavetine [Laclavetine, Jean-Marie]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman, Littérature française
Éditeur: Gallimard
Publié: 2016-11-15T00:00:00+00:00

Je suis si moche que ça ? se demande Justine, face à Cyril qui avale son curaçao à petites gorgées mécaniques. Trop maigre, je parie. Monsieur l'éditeur aime les rondeurs flamandes, les beautés rustiques, les corps avantageux. C'est bien ma veine. Petit coup d'œil au miroir, derrière Cyril.

Pas si mal, allons.

Peut-être la denture un peu anarchique, enfin ça donne un charme, non ? Mais si, ça donne un charme. J'ai refusé ces appareils que notre époque inflige aux adolescents, lèvres ouvertes sur des chevaux de frise, plus efficaces que le bromure. J'ai eu tort ? Certainement pas. D'ailleurs, monsieur ne s'ennuie pas, on dirait. Il a beau être saoul comme un poète polonais, son regard ne trompe pas. Il fait la revue de détail. Pourrait acquiescer à n'importe quoi, là. D'accord avec moi sur tout. Le Nouveau Roman, Ferdinand de Saussure, les situationnistes.

Essayons Barthes, tiens, pour voir. Résultat : il sourit aux anges en reluquant mes seins. Parfait, parfait. Il faudrait qu'il se décide, quand même. Une petite giclée de Derrida, ça devrait le faire réagir, en venir aux mains.

Elle a bien cru qu'elle n'y arriverait pas, Justine, qu'elle avait trop forcé sur le curaçao versé dans la timbale de Cyril, mais non, le voilà enfin qui s'escrime contre l'agrafe du soutien-gorge. Elle a gagné la première manche tout à l'heure, en pleurant dans l'arrière-salle du Caminito. Elle vient de remporter la deuxième. Il ne lui reste plus qu'à pousser l'avantage, avec délicatesse et persévérance. Elle sait que la partie est loin d'être gagnée, mais il n'est plus si déraisonnable, cette nuit, d'imaginer son nom en haut d'une couverture rouge garance frappée du sigle Fulmen, dans un avenir pas trop lointain. Sauf erreur tactique, bien sûr.

L'émotion de Cyril est palpable. Un peu trop, sans doute : manque de maîtrise, d'organisation, d'aisance. Je parie qu'il pense à sa femme, l'idiot, et ça le paralyse.

Justine pour sa part fait ce qu'elle peut ; mais la remontée à la surface n'est pas si facile, après les mois de plongée ascétique dévolus à Marie-Louise puis à Marguerite. Elle l'aide au mieux, le guide quand il est perdu, s'oublie autant que possible.

Et puis chacun reprend son souffle et ses esprits. Ce fut une première fois, allons, ni lamentable ni glorieuse. Justine n'en a pas connu tant. Elle allume une cigarette et commence à parler de son livre.

Est-ce le manque de sommeil, l'abus d'alcool, l'abondance des humidités exquises ? Elle ne le voit plus du même œil, son manuscrit aux encres multicolores. Soudain il paraît lourd, informe, intransportable, et l'idée l'effleure pour la première fois que Cyril a peut-être raison, qu'elle n'accouchera jamais que de monstres – mais ce n'est qu'un éclair, elle la repousse, l'étouffe sous une dalle de certitude et repart à l'assaut : ce que j'ai voulu faire, avec Marguerite...

Pendant qu'elle parle, assise dans le lit, le drap remonté jusqu'au nombril, Cyril dégrisé la caresse gentiment, laisse ses doigts s'égarer dans l'espoir de la divertir de sa fixation malsaine, en vain. Vraiment atteinte, pauvre Justine.

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