Nouvelles fantastiques by Adolfo Bioy-Casares

Nouvelles fantastiques by Adolfo Bioy-Casares

Auteur:Adolfo Bioy-Casares [Bioy-Casares, Adolfo]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Nouvelles
ISBN: 9782221238868
Google: bfZwDwAAQBAJ
Éditeur: Robert Laffont
Publié: 1945-01-10T23:00:00+00:00


Le côté de l’ombre

Dès que tu traverses la rue

Tu es du côté de l’ombre.

En deçà, au-delà…

Milonga de JUAN FERRARIS, 1921

© Emecé Editores, S.A., Buenos Aires, 1962

J’étais tellement fait aux craquements de la carène que le silence du navire me réveilla de ma sieste. Je passai la tête par un hublot. Je vis en bas la mer tranquille et au loin, toute couverte d’une végétation exubérante, la côte où j’identifiai des palmiers et vraisemblablement des bananiers. Je passai mon costume de toile et je montai sur le pont.

Nous avions jeté l’ancre. Le port était à bâbord, avec son fourmillement de Noirs sur le quai, entre les rails, les hautes grues et les interminables hangars gris ; plus loin s’étendait la ville, cernée par de hautes collines aux flancs boisés ; je constatai qu’on chargeait activement le navire. À tribord – si tribord est le côté droit, en regardant la proue – je vis la côte que j’avais observée par le hublot : une île qui évoquait pour moi des comptoirs où je ne fus jamais, des paysages de romans de Conrad. J’ai lu quelque part l’histoire de ce personnage qui, laissant peu à peu sa volonté s’atrophier, finit, contre son gré, par rester dans un endroit semblable, dans la péninsule de Malacca, à Sumatra ou à Java. Je me dis qu’aussitôt à terre, j’entrerais dans l’univers de ces romans et j’eus un frisson de joie et de peur : une goutte de chaque, car je n’y croyais pas trop. Les explosions monotones du moteur d’une sorte de canot qui se dirigeait vers l’île attirèrent mon attention. Un Noir tenait la barre d’une main et de l’autre soulevait une cage d’osier avec un oiseau bleu et vert ; il nous criait en riant des mots à peine audibles, que je ne compris pas.

En entrant dans le fumoir (c’est ainsi qu’était désignée cette pièce par une plaque au-dessus de la porte où l’on lisait également Salon de fumar et Smoking Room), j’en appréciai avec soulagement la pénombre, la fraîcheur, le silence. Le garçon du bar me prépara mon habituel verre de menthe.

— C’est incroyable, dis-je. Je vais quitter cet endroit pour me plonger dans cet enfer de là-bas. Que ne fait-on pas pour le tourisme !

J’entrepris une longue tirade sur le tourisme en tant que seule religion universelle, quand le barman m’interrompit :

— Tout le monde est descendu à terre, dit-il.

— Il y a des exceptions, objectai-je.

Je regardai de façon significative la table où le vieux général Pulman, un Polonais exilé, se tirait les cartes.

— La vie est finie pour lui, remarqua le barman, mais le général ne se lasse pas de tenter sa chance aux cartes.

— Rien qu’aux cartes, répliquai-je.

Ayant siroté ma menthe jusqu’à ce que la glace pilée du fond passât du vert au blanc, je murmurai : « Vous me la mettez sur mon compte », et me disposai à descendre. Près de la passerelle, écrit à la craie sur une ardoise, je lus que nous levions l’ancre le lendemain à huit heures du matin.



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