Monument national by Deck Julia

Auteur:Deck, Julia [Deck, Julia]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Minuit
Publié: 2022-01-07T00:00:00+00:00

21

Des frais superflus, c’était, selon notre intendante, tout ce qu’entraîneraient nos tentatives d’éduquer le jeune Marvin malgré lui. Entre l’exil américain de notre demi-sœur, l’embauche d’un coach à domicile et les indemnités de départ de notre ancienne nurse, on dépensait à tout-va.

Bien sûr, notre famille avait mis son capital à l’abri. Quelques années plus tôt, nos parents avaient pris conseil auprès d’un fiscaliste. Celui-ci leur avait aussitôt fait remarquer qu’il n’était pas raisonnable, et même tout à fait imprudent, de laisser croupir notre argent dans le même vieux pays quand des contrées plus neuves, plus modernes, offraient des conditions autrement intéressantes. N’avait-on pas des attaches aux Antilles ? N’était-il pas légitime de permettre à une jeune épouse de se rapprocher de ses racines ? Serge et Ambre convinrent du bien-fondé de cette remarque. Ils dirent d’accord, on va s’acheter une bicoque quelque part dans les Caraïbes, et par bicoque ils entendaient naturellement une villa qui puisse accueillir la tribu et les amis, soit douze chambres avec salles de bains en suite. Le fiscaliste approuva chaudement. Il suggéra Trinidad-et-Tobago, qui offrait des facilités attrayantes, puis nota qu’il serait dommage, quand une bicoque avait pour vocation de faire le bonheur d’une si vaste tribu, de supporter en son nom propre l’infinité de charges qui, en toute justice, incombaient à la collectivité. Serge et Ambre ne voyaient pas où il voulait en venir. C’était simple, esquissa le fiscaliste. Il suffisait de créer une société qui prendrait possession de la bicoque, société qu’on hébergerait, pour plus de sûreté, dans une autre contrée neuve et moderne, pourquoi pas l’Irlande ou le Luxembourg. Serge fit remarquer que l’Irlande n’était pas si neuve, et Ambre dit ok pour le Luxembourg, de toute façon personne ne sait où c’est. Enfin, pour parfaire le bonheur de la tribu, on acquit un yacht, on ouvrit des comptes ici et là dans les Caraïbes, et on confia la gestion du château à une personne sachant compter.

Madame Éva n’avait jamais été au service de qui que ce soit avant d’entrer chez nous. Elle et son mari Charles avaient jadis occupé de bons postes, vécu dans leur propre maison. Mais ils avaient subi de sérieux revers, et ces déboires avaient sans doute creusé le sillon revêche qu’elle labourait depuis toujours. Arrivée au château, notre intendante craignait par-dessus tout de faire des dettes.

Pour se consoler de sa séance de gym, Serge tourniquait à la recherche du bourbon. Nos finances devenaient précaires, lui rappela Madame Éva en le poursuivant à travers le grand salon. Depuis l’annonce des commémorations, aucun producteur ne se risquait à lui proposer le moindre rôle de peur qu’il soit devenu hors de prix. Or on continuait de dilapider sans retenue, insista-t-elle, et il ne serait pas raisonnable d’emprunter sans asseoir notre capacité de remboursement.

Serge venait de dénicher le bourbon dans le conduit de cheminée. Il enregistra enfin sa présence et la contempla avec perplexité.

– Je vous aime bien, Éva. Je vous ai toujours bien aimée. On n’a pas souvent l’occasion, lorsqu’on vit comme moi retiré des foules, de pénétrer de nouveaux cercles.

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