Le Vieil Homme et la France by Jean Dutourd

Auteur:Jean Dutourd [Dutourd, Jean]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Autobiographie, Littérature française, Roman
ISBN: 9782080670731
Éditeur: Flammarion
Publié: 1994-06-30T22:00:00+00:00

L'art de la lyre

On pourrait parler d'« ancienne bêtise », comme on dit l'« ancienne France » et de « nouvelle bêtise » comme on dit la « nouvelle cuisine », tant elles diffèrent par nature l'une de l'autre. La nouvelle bêtise est plus hégémonique que l'ancienne, à ce qu'il semble, affectant des activités et des couches sociales qui parfois, jadis, y échappaient ou tout au moins lui résistaient au nom de la sacro-sainte clarté française considérée comme un dogme intouchable, telles que l'université, l'administration, la politique, le journalisme, la littérature elle-même : à présent, la manie incantatoire y a tout à fait pénétré. Les personnes dont on attend des raisonnements, des développements logiques, des lumières sur des sujets difficiles, des analyses, le tout bien lié par la grammaire et rendu intelligible par l'appropriation des termes, ne savent plus nous offrir qu'une sorte de musique pédante, où chaque mot prétend à être une métaphore en soi ; sans parler d'une autre manie, furieusement en vogue, qui est celle de l'exotisme et qui se nourrit d'expressions étrangères, ordinairement prises à contresens, mais qui ajoutent du mystère, donc de la magie, au texte. Degas, vers 1890, se gaussait que l'on jouât de la lyre devant les baraques de foire, au lieu de tambour. « Quel emmerdement poétique ! » s'écriait-il. Il serait à son affaire, cent ans plus tard : la lyre a tout annexé ; les professeurs en jouent à qui mieux mieux, et les agents de publicité, et les banquiers et jusqu'aux secrétaires des syndicats. Les sociétés agraires et littéraires parlaient, la société industrielle et scientifique chante. La bêtise ingénue des temps anciens se montrait dans toute sa nudité, elle en était fière, elle s'exposait comme une nymphe de Bouguereau ; la bêtise évoluée des temps modernes se voile de poésie, et plus elle s'enveloppe de cette gaze, plus elle se juge exquise et désirable. C'est une bêtise cubiste ou plus exactement « non figurative ».

Un autre peintre, Bernard Buffet, il y a une vingtaine d'années, déclara en ricanant à la télévision ceci que j'entendis par hasard et dont la pertinence me frappa : « Je ne comprends pas que les gens achètent de la peinture abstraite : ils n'ont qu'à la faire eux-mêmes. » Les amateurs d'art ne contemplaient guère leur poste ce soir-là ; la peinture abstraite continua à se vendre comme devant, et se vend toujours, à en juger par le nombre de galeries qui en proposent. La bêtise abstraite coûte moins cher que la peinture abstraite ; il n'est pas de ménage si démuni qui n'en barbouille des kilomètres pour son usage et celui de ses proches sans dépenser ses pauvres ressources à acheter les écrits des grands virtuoses dans cette discipline.

Entre un tableau de Baudry, de Roybet, de Carolus-Duran, de Rochegrosse et une toile non figurative, je vois métaphysiquement peu de différence, mais j'en vois une considérable quant à la qualité de l'auteur : c'est qu'il y a dans Baudry et consorts beaucoup d'habileté manuelle, de savoir pictural, de métier pour tout dire.

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