La Fille parfaite by Nathalie Azoulai

La Fille parfaite by Nathalie Azoulai

Auteur:Nathalie Azoulai [Azoulai Nathalie]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: POL Editeur
Publié: 2021-08-15T00:00:00+00:00


Dans les allées du cimetière, je n’arrivais plus à lâcher Nicolas. Les autres ont avancé. Luc s’est retourné plusieurs fois mais il nous a laissés. Je crois qu’il était content que quelqu’un d’autre absorbe la peine de son fils qui sanglotait contre mon épaule en répétant des « Où est maman ? » tout pleins de bave et de larmes. Nicolas répétait aussi qu’il lui avait parlé la veille, qu’ils avaient même rigolé au téléphone, qu’il lui avait dessiné un fjord. J’ai repensé à la petite fille du bateau, celle qui fomentait ses coups sous ses barrettes roses.

J’en voulais à Adèle. Se pendre, ce n’était pas seulement mourir, c’était chuter et entraîner les autres dans sa chute, c’était pendre aussi à jamais dans leur mémoire, créer une scène quasi religieuse qui forçait à douter de tout, à se dégoûter de tout. Son fils quand il le saurait allait vivre avec la défiance, le dégoût et ces trous qu’il passerait sa vie à scruter. Des gouffres, des cratères sans fond où tomberaient les questions, quelques échos diffractés en retour, des hypothèses banales, insuffisantes, des visions éculées.

Adèle n’avait jamais supporté les films qui montraient les mathématiciens comme de pauvres hères en proie à la folie. Ce qu’on avait fait de ce malheureux Gödel, par exemple, avec ses anges, ses démons, sa hantise des poisons, c’était abject. Elle supportait encore moins quand on disait d’eux qu’ils passaient à côté de leur vie, de tout ce qui donnait soi-disant de la valeur à une vie. Les gens qui colportent ça n’ont même pas essayé de comprendre, ou peut-être que si mais ils ne le peuvent pas, disait-elle, comme ils aiment prendre l’apéro, ils en concluent que c’est ça, la vraie vie. Je ne sais pas qui sera celle ou celui qui racontera bien cette histoire, disait-elle en souriant, mais j’espère qu’un jour, quelqu’un expliquera ce qui se passe vraiment, primo, dans la tête d’un mathématicien, deuzio, dans celle d’un mathématicien désespéré. Son sourire me laissait penser que ce quelqu’un pourrait être moi, et c’était intimidant. Maintenant qu’elle était morte, je n’avais plus le choix. Les sanglots de Nicolas ne me donnaient plus le choix. Je devais essayer de faire comme Conan Doyle quand il avait inventé le Dr Watson. C’est grâce à lui qu’on suit chaque étape des raisonnements de Sherlock Holmes, qui, s’il n’avait pas été détective, aurait été mathématicien, c’est certain. Doyle, encore un Anglais, a écrit dans ses papiers qu’il voulait construire un homme autour du noyau déduction-induction-observation. Comme Watson, je devais donner à comprendre ce qu’il y avait dans la tête d’Adèle, cette tête que la corde avait coupée de son corps. En commençant par la pendaison qui avait peut-être une intention précise : isoler, punir, dénoncer l’hypertrophie de la tête justement, en finir avec l’alambic qui distillait lentement pensées et conjectures, tandis qu’au-dehors le monde pulsait, accélérait. Adèle n’aurait certainement pas imaginé qu’à la place de sa tête, je mette une queue de sirène clouée au plafond, alors pour chasser ma vision, j’ai desserré mon étreinte.



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