Bons baisers d'Europe by Philippe Mouche

Auteur:Philippe Mouche [Mouche, Philippe]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Espionnage, Humour, Littérature française
Éditeur: Gaïa
Publié: 2023-03-14T13:34:04+00:00

Une identité d’identitaire

— I don’t remember, please stop asking, this is just torture !

Julia a crié de toutes ses forces sur le dernier mot, qui résonne sinistrement dans le cabinet du Dr Ginzberg. Celle-ci accuse le coup, ce qui se traduit par de petits mouvements de tête vers le bas. Julia l’a retrouvée en consultant son agenda. Son nom correspondait à plusieurs dizaines de rendez-vous ces dernières années. Des séances qui avaient lieu en français et dont elle n’a gardé aucun souvenir.

La psy relève avec effort un visage d’enfant pris en faute, puis, dans un anglais râpeux, propose de repartir de la scène de l’agression. Plus précisément, de ce que Julia a ressenti quand l’ambassadeur la lui a racontée, puisqu’elle ne s’en souvient pas non plus. Pour toute réponse, celle-ci croise les bras et un silence tendu s’installe. La thérapeute ne change pas de cap, elle garde tranquillement ses yeux posés sur la patiente sans ouvrir la bouche.

Julia craque la première et résume ce qu’elle sait d’un ton maussade. D’après ce que Fergus lui a dit, un des agresseurs lui a donné un coup de tête. Il a réussi à s’enfuir, on ne le voit pas bien sur les images, on ne le retrouvera jamais. Elle n’est même plus en colère, c’est comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre. Pas seulement l’agression, mais tout ce qui l’a précédée. Le Parlement les réunions les conférences les taxis les gares les aéroports les interviews les journalistes les articles la télé Twitter Facebook les polémiques les sondages. Le grand manège qui a été sa vie lui semble aujourd’hui le sommet de l’absurdité.

Les référent-es de l’équipe se comportent avec elle comme avec une collègue fragile mentalement et en arrêt maladie de longue durée, ce qui est le cas. Leurs messages attentionnés ne font qu’aiguiser sa colère. La conférence de Paris est officielle­ment retardée, le temps qu’elle guérisse, mais personne n’y croit. Ça tourne à la mascarade.

— Why do you say that ? s’étonne la psy.

Parce que, répond Julia du tac au tac, c’est justement à cause de cette Europe-là qu’elle s’est retrouvée à l’hôpital avec un trou dans la tête. Elle ne doit plus rien aux référent-es. Elle va les envoyer se faire foutre, en bon anglais to go fuck themselves.

Après une longue contemplation de ses ongles, la psy demande à sa patiente de lui parler de son père. Celle-ci proteste, elle pensait en avoir fini avec ça, elle a déjà tout expliqué, elle a très peu de souvenirs de son père et aucun de sa langue, c’est comme ça. Ginzberg insiste, on n’arrive jamais à tout effacer, on n’efface pas une langue entière. Il lui faudrait un indice, un point de départ, un mot, un détail infime. Elle joue l’affrontement, ne laisse à sa patiente que le choix entre collaborer et sortir. De nouvelles minutes pénibles s’écoulent.

— Don’t worry, half of what I say is meaningless, fait soudain la voix de Julia.

Elle reste figée par la surprise. Le souvenir a surgi sans lui demander son avis.

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