Les Manifestations by Azoulai Nathalie

Les Manifestations by Azoulai Nathalie

Auteur:Azoulai Nathalie [Azoulai Nathalie]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Seuil
Publié: 2013-08-06T22:00:00+00:00


La nuit est douce, c’est Paris la nuit, je vais rentrer à pied, je n’ai pas peur malgré la bière, ce côté roseau cassant que je dois avoir en marchant. Elle a bien dû le voir, Virginie, que mes jambes ployaient un peu plus que d’habitude. Ça me donne un petit air décadent toute cette bière, je suis à Berlin ou à Vienne, dans les années 30, les monstres frappent à nos portes et cassent nos vitrines mais nous continuons à profiter de la vie. Nous sommes des juifs nantis, nous avons de beaux cercles d’amis, juifs et non juifs, et l’Aufklärung nous protège, elle veille sur nous comme une madone. Ce sont les derniers mois, nous en avons une conviction intime mais nous ne voulons pas le savoir, nous ne nous le disons pas, sinon c’est la prostration. Je me demande combien de temps doit passer – est-ce seulement du temps ? – pour que les menaces s’infiltrent dans une vie quotidienne. Cette durée, un climat, une ambiance, une idéologie qui est en train de se constituer, de se ramasser pour se solidifier, et les incidents de la vie courante, familiale, domestique, c’est la matière même de l’histoire, sa chair marbrée, illisible sur le moment. Je marche dans Paris la nuit et, étrangement, c’est dans cette matière-là qu’il me semble avancer, j’y entre comme dans une mer chaude qui m’enveloppe, trouble ma vision, me cache certaines menaces pour me laisser profiter de ces plaisirs décadents, les seuls qui restent quand la fin s’approche, des plaisirs qui ressemblent au visage de Liza Minelli dans Cabaret, rayonnant sous le mascara qui coule. Dans les années 30, les riches se croient protégés, mais peu à peu les grands intellectuels sont aussi mal traités que les pauvres des pogromes. Ils quittent l’Allemagne, ils désertent l’Autriche.

Certains juifs français ont peut-être déjà fait un autre calcul. Le père d’Emmanuel, par exemple, a fait paraître une libre opinion dans Le Monde. Un long texte qui dénonçait les exactions de l’armée israélienne dans les territoires, les fondements du sionisme, l’esprit nationaliste. Un texte émouvant qui s’achevait sur sa honte grandissante à l’égard d’un pays qui perd son âme – si tant est qu’il en ait eu une, ajoutait-il, puisque c’est une âme volée – et d’une communauté qui perd la raison. C’était signé Serge Teper, celui qui m’appelait Annette, qui nous aidait à rédiger nos tracts, dispensait ses conseils de vétéran au beau milieu de la cuisine, sous les yeux de son fils qui le regardait comme la statue du commandeur… Eh bien, non, son article ne m’a pas agacée, au contraire. Je me suis dit c’est un lâcheur, c’est tout. Il est en train de se placer pour ne pas perdre son renom, son travail, que sa famille n’ait pas d’ennuis et qu’on ne lui enlève personne. Je ne dois plus condamner cet antisionisme, je ne dois plus rien dire contre ça, juste penser que ces malheureux sont, comme les autres, prêts à tout pour sauver leurs enfants.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.