Ermites dans la Taïga by Vassili Peskov

Auteur:Vassili Peskov
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Actes Sud - 1992
Publié: 2014-09-06T00:00:00+00:00

Erofeï est toujours le grand conseiller et protecteur, Par gratitude Agafia lui a cousu, avec le cuir d’un renne tué par Dmitri, de larges bottes souples nommée itchighi, ce qu’il y a de mieux pour marcher dans la taïga. Erofeï, avec une lenteur étudiée, a essayé la jolie paire puis s’est mis à marcher en rond et à claquer du talon pour le bonheur d’Agafia. “Dans l’hiver les soirées sont lon-on-ongues, lon-on-ongues, alors j’ai fait mon ouvrage.”

Les Lykov ne fuient plus les hommes, la communication est devenue une habitude. Ils éprouvent même le besoin, une ou deux fois par mois, de faire un saut chez les géologues. Agafia aime parler avec les femmes cuisinières. Son père et elle ne répugnent pas à regarder en douce la télévision. Karp Ossipovitch, pour qui Nikon reste le premier de tous les ennemis, m’a abasourdi par la question : “Il paraît que l’Amérique veut la guerre [Nous sommes en 1984. La TV soviétique d’alors n’a pas que des mots gentils pour les Etats-Unis d’Amérique. (N.d. T.)] ?” Où est l’Amérique, il n’en sait rien. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi les saintes écritures évoquent Israël sans dire un mot de l’Amérique. “Le siècle est pécheur”, a dit le vieux. Et je sens bien que la nature pécheresse du siècle lui est utile pour justifier son ermitisme au fond de la taïga.

— Karp Ossipovitch, n’avez-vous aucun regret, pensez-vous avoir fait le juste choix ?

— A Dieu de nous juger tous, se défile mon interlocuteur de minuit.

Dans l’année les Lykov ont eu plusieurs visiteurs venus de loin. Des étudiants linguistes de Kazan ont enregistré leurs propos. Résultat de leur prospection : les aïeux des Lykov seraient jadis entrés en Sibérie par “la route septentrionale de Mangazeïa”.

Le souvenir le plus marquant des Lykov est celui d’une certaine Marina, venue en février. Femme d’entre deux âges en provenance d’Alma-Ata, elle se présenta aux géologues comme une parente lointaine des Lykov, “en quête de foi”. Comme il fallait s’y attendre, un examen eut lieu. Tant que la conversation roula sur Nikon et l’antéchrist Pierre Ier, les choses se passèrent dans la concorde. Mais ensuite elles se gâtèrent. Chacun voulait avoir raison dans son interprétation de la foi. Les divergences tournèrent à la dispute. “Vous êtes dans l’égarement, au milieu de vos montagnes ! – Egarée toi-même, qui sautes d’une foi à l’autre !” Finalement Karp Ossipovitch descendit de son poêle et tapa du pied à terre : “Sors de là, impie !” Claquant la porte, la “théologienne” quitta l’isba où elle n’avait pas même passé une demi-journée. A partir de février, les Lykov vécurent avec un sentiment de grande victoire. Plus d’une fois entre eux ils “repassèrent le film” de cette grave dispute, “Une dévote de rien du tout !” a dit Karp Ossipovitch pour conclure son récit. “Bancale de l’esprit !” a renchéri Agafia.

Le lendemain Karp Ossipovitch est revenu à sa polémique “idéologique”.

— Il fallait entendre ce qu’elle professait, ce qu’elle sermonnait ! Que la fin du monde et l’avènement du Messie seraient pour la Saint-Pierre.

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