Causeries économiques d'un grand-père by Frédéric Passy

Causeries économiques d'un grand-père by Frédéric Passy

Auteur:Frédéric Passy [Passy, Frédéric]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: éditions de l'Institut Coppet
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


DIX-HUITIÈME CAUSERIE. Les Machines (3).

LE GRAND-PÈRE. — Mes chers enfants, je vous ai dit plusieurs fois qu’il faut toujours prendre garde de se laisser tromper par les apparences, et tâcher de voir les choses comme elles sont réellement. Je vous ai dit aussi que tous les progrès se paient et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de supprimer le mal, mais seulement de le réduire en le déplaçant. J’aurais pu ajouter (je l’ai peut-être fait) que nous devenons d’autant plus exigeants que nous souffrons moins, et que, naturellement, comme l’a dit Rossi, nous trouvons beaucoup plus insupportables les misères du temps présent, parce que c’est nous qui en souffrons, que les misères du temps passé, parce que ce sont nos pères, qui ne sont plus là pour se plaindre, qui ont eu à en souffrir. Mais nous avons les témoignages qu’ils nous ont laissés ; et quand nous avons vécu un peu longtemps, comme votre vieux grand-père, nous avons des souvenirs personnels qui nous permettent de comparer la société d’autrefois à la société d’aujourd’hui. Or, quand on fait cette comparaison, si sévère que l’on soit pour la société d’aujourd’hui, si désireux que l’on puisse être de la voir débarrassée de ses tares et de ses douleurs, on est bien obligé de convenir que les années n’ont pas marché en vain, et que nos pères n’étaient pas plus heureux que nous.

Tu t’apitoies avec raison, Ernest, sur les trop longues et trop dures journées des ateliers, sur les opérations pénibles ou malsaines qu’exigent certaines industries, et, d’une façon générale, sur le triste sort d’une trop grande partie de la population. Rappelle-toi ce passage de La Bruyère dans lequel, en face de la gloire de Louis XIV, il montre la masse des paysans comme des troupeaux d’animaux mâles et femelles, noirs, livides, tout brûlés du soleil, qui grattent la terre avec opiniâtreté, et, quand ils se relèvent, montrent une face humaine. Ils se retirent, la nuit, dans des tanières, où ils vivent de pain noir et de racines, sans avoir toujours la satisfaction de ne pas manquer tout à fait du grain qu’ils ont produit. Et ce n’est pas La Bruyère seul qui fait ainsi honte à son siècle ; c’est Fénelon, disant au grand roi que son royaume n’est qu’un hôpital affamé et sans provisions ; c’est Racine et Vauban, disgraciés par lui, malgré leur gloire et leurs services, pour lui avoir représenté l’état lamentable de la population ; c’est Boisguilbert, condamné pour avoir exposé à tous les regards, dans un de ses livres, ce qu’il appelait « le cadavre de la France » ; ce sont les intendants des provinces, enfin, des fonctionnaires, les Lesdiguières et les autres, montrant les paysans réduits à brouter l’herbe des champs et l’écorce des arbres.

LES ENFANTS. — Oh ! bon papa, est-ce que c’est possible ?

LE GRAND-PÈRE. — Trop possible, malheureusement. On cite un gouverneur de Bourgogne répondant aux gens de la campagne qui étaient venus lui demander du pain : « Retournez dans vos villages ; l’herbe commence à pousser.



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