Vies minuscules by Pierre Michon

Vies minuscules by Pierre Michon

Auteur:Pierre Michon [Michon, Pierre]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Recit
Éditeur: Gallimard
Publié: 1984-01-01T10:40:56+00:00


Vie du père Foucault

C’était au début de l’été, dans les premières années-soixante-dix, à Clermont-Ferrand. Mon bref séjour dans le monde du théâtre s’achevait ; la troupe s’était dispersée, les uns ayant passé ailleurs des engagements, les autres, comme moi, attendant d’on ne sait quelle saute de vent un bond de plain-pied dans leur destin. Marianne et moi étions demeurés seuls dans la grande maison que nous appelions « la Villa » et que naguère nous occupions tous, sur la colline, au bout du long jardin ; les cerises étaient passées ; l’ombre chaude et bronzée du grand cerisier baignait les fenêtres mansardées du premier, où nous vivions ; dans cette ombre ardente, je déshabillais longuement Marianne, la détaillais dans la fournaise, la jetais sur le plancher blond que cuisait la torpeur des jours ; au cœur de ces reflets conjugués, les passages trop roses de ses cuisses prenaient les teintes d’un de ces Renoir où, violemment exhibé dans l’éclat d’un soleil mais pris encore dans un demi-jour de meule, le modelé mauve des chairs surgit plus nu de s’ombrer d’or, de blé pourpre ; la véhémence de mes mains, l’exultation de ses bonds et l’excès de sa bouche, faisaient infiniment frémir cette chair et ces nuances, l’une et les autres lourdes : les cris de Marianne aux jupes soulevées, la sueur et la pénombre riche, sont ce que je conserve de cet été-là, avant l’événement que je vais raconter.

Marianne avait accepté je ne sais plus quel travail temporaire sous-payé, pour la durée de l’été ; aussi avions-nous quelque argent. Las peut-être de nos sueurs échangées, un soir nous sortîmes ; peut-être Marianne se souvient-elle de cette fin d’après-midi et des menues formes qu’y prit le temps, de mon visage changeant, d’ombre et de lumière successives, en franchissant le couvert des tilleuls de la grand-place, d’un mot que j’ai dit, de mon coup d’œil vers la haute présence du puy de Dôme, qui devient violette avec le crépuscule ; j’ai oublié tout cela ; mais je me souviens, et elle s’en souvient aussi assurément, que je tenais à la main un livre acheté le jour même, le Gilles de Rais d’un grand auteur, et elle se souvient de sa couverture d’un rouge profond, à l’éclat amorti, comme un livre d’étrennes. Nous dînâmes dans un restaurant de la rue des Minimes, qui se peuple le soir de présences fardées, de regards ombreux coulant de l’ombre des porches, de talons durs et sonores. Je bus beaucoup ; j’achevais l’opération à l’aide de nombreux verres de verveine du Velay, liqueur de moines qui est verte comme une fontaine de Chassériau, et d’effet sournois, enfiévré, poisseux. Je sortis ivre dans la nuit ; Marianne était inquiète, l’œil indifférent des prostituées nous poursuivit jusqu’au bout de la rue noire ; la lumière des avenues centrales m’exaspéra. Nous marchâmes de bar en bar, mon courroux grandissant avec l’empêchement de mon verbe, de plus en plus poisseux, noyé d’ombres, sonore ; je me vouais aux gémonies : ma



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