Le voyage à Rome by Alberto Moravia

Auteur:Alberto Moravia [Moravia, Alberto]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2080663291
Éditeur: Flammarion

Chapitre 8

L’ALBUM DE FAMILLE

Il était tard à présent, mais j’ai trouvé mon père encore à table. Voilà que j’étais saisi de scrupules professionnels : je craignais qu’Esmeralda, dont la fuite me semblait toujours inexplicable, n’eût téléphoné entre-temps à mon père pour se plaindre de moi. Cela aurait été étrange et absurde ; mais la conduite entière de Mme Jodice n’avait-elle pas été étrange et absurde dès le début ? Il m’a suffi d’un coup d’œil pour dissiper mon inquiétude. Mon père, tranquille et plongé dans ses pensées, était assis devant son assiette et n’a même pas levé la tête quand je suis entré. Il s’est contenté de demander :

— Comment se fait-il que tu rentres si tard ?

— J’ai dû attendre près d’une demi-heure, ai-je répondu sèchement. Mme Jodice m’a mis en retard.

Je me suis assis, j’ai déplié ma serviette. Oringia est tout de suite entrée, elle a servi le hors-d’œuvre. Je me suis mis à manger en silence. Mon père a choisi une pomme dans la corbeille, l’a posée dans son assiette, l’a coupée en deux, puis en quatre et a commencé à peler un quartier. Ensuite, il a demandé, sans lever les yeux :

— Comment t’a-t-elle semblé ?

— Qui donc ?

— Notre cliente, Mme Jodice.

Je me suis aperçu avec soulagement que je n’éprouvais aucun sentiment de culpabilité et tout de suite après j’ai été agacé par mon propre soulagement. Même si j’avais fait l’amour avec Mme Jodice, pourquoi aurais-je dû éprouver un sentiment de culpabilité ?

— Elle a dû être en son temps une belle femme, ai-je lancé à tout hasard.

— Elle l’est encore. Elle a de très beaux yeux, une magnifique chevelure, une allure très noble. Peut-être ne l’as-tu pas bien observée.

Il m’incitait donc à parler d’Esmeralda. J’ai hésité avant de répondre : devais-je lui dire que ces très beaux yeux se noyaient dans un océan de rides ? que cette magnifique chevelure était desséchée et terne ? que cette noble allure était affectée, typique précisément d’une chanteuse de variétés sur le retour ? J’allais répondre par ces critiques quand j’ai surpris dans les yeux de mon père une expression non pas tant de curiosité que d’anxiété naïve, émue. Sans m’expliquer pourquoi il était anxieux, j’ai rectifié :

— Oui, c’est vrai. Elle est belle à sa manière.

Et puis, Dieu sait pourquoi, la phrase suivante m’a échappé :

— Mais c’est une beauté mûre : elle pourrait être ma mère.

Curieusement, il a gardé le silence. Il semblait réfléchir, et s’est enfin décidé :

— Bref, elle ne t’a fait aucun effet, comment dire, particulier ?

— Malgré son âge, c’est encore une belle femme, voilà tout.

— Il est clair que tu ne l’as pas bien observée.

Il y avait presque un accent de reproche dans sa voix. Je me suis défendu sur un ton exaspéré :

— Je l’ai parfaitement observée. J’ai eu tout le temps de la regarder.

Je me suis tu pendant quelque temps, puis j’ai eu une idée contraire à celle qui m’avait rendu si rétif : j’allais contenter mon père,

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