Robert Musil by Oeuvres pré-posthumes

Robert Musil by Oeuvres pré-posthumes

Auteur:Oeuvres pré-posthumes [pré-posthumes, Oeuvres]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2013-07-21T16:00:00+00:00


LUNETTES D’APPROCHE

Regarder son époque à la loupe, c’est plonger sous l’agitation de la surface ; et flotter ainsi parmi les choses de la vie comme le nageur qui garde les yeux ouverts sous l’eau, ne manque pas d’agrément. Le cinéma à mis cette expérience à la portée de chacun ; mais, bien avant lui, on pouvait recourir à une méthode recommandable, aujourd’hui encore, par sa simplicité : elle consiste à observer au moyen d’une lunette d’approche ce que l’on voit d’ordinaire à l’œil nu. Telle est la tentative décrite par ce texte.

Le premier thème d’étude fut une plaque à l’entrée d’une belle demeure ancienne située en face du poste d’observation et abritant une fameuse administration d’Etat ; ce panneau annonçait, grâce aux jumelles, que les bureaux étaient ouverts de 9 à 16 heures. Premier motif d’étonnement : il était 15 heures, et non seulement on ne distinguait pas le moindre employé à la ronde, mais on ne se souvenait pas en avoir jamais aperçu un seul, de ces heures-là, à l’œil nu. Enfin l’espion dénicha, derrière une lointaine fenêtre, deux minuscules messieurs côte à côte, tambourinant des doigts aux carreaux tout en contemplant la rue. Mais il fit plus que les découvrir : vus dans l’anneau de son instrument, il les comprit en profondeur et mesura non sans fierté l’importance que les lunettes d’approche pouvaient encore prendre pour les fonctionnaires et, plus généralement pour les hommes qui doivent remplir un nombre sacro-saint d’heures de bureau.

Le second thème d’étude fut la demeure même où se trouvait le bureau espionné. C’était un ancien palais avec des guirlandes de fruits sur les corniches, des pilastres de pierre et de belles proportions. Quand l’observateur en était encore à chercher les employés, la netteté avec laquelle s’inscrivaient sur ses lentilles ces pilastres, ces fenêtres et ces corniches l’avait frappé d’emblée ; maintenant qu’il les examinait avec toute son attention, l’extrême correction des perspectives de pierre qui le fixaient lui semblait presque effrayante. Il comprit soudain qu’il n’avait vu jusqu’alors dans ces horizontales convergeant vers un point de l’arrière-plan, dans ces fenêtres d’autant plus proches du trapèze qu’elles s’éloignaient du centre, dans cette chute de contours habités et raisonnables au fond de quelque entonnoir réducteur situé en retrait, qu’un cauchemar de la Renaissance, une cruelle légende de peintres, exagérée par les on-dit (même si tout n’en était pas faux), sur la disparition des lignes. Or, il la voyait à présent plus grande que nature, et bien pire que ne l’eussent pu faire les plus invraisemblables racontars.

Je conseillerais à quiconque ne voudrait pas croire que le monde soit tel d’observer, par le même moyen, un tramway. Celui-ci exécutait devant le palais une double courbe en forme d’S. Du haut de son deuxième étage, notre observateur l’avait vu d’innombrables fois apparaître, décrire son S et disparaître, en restant à chaque moment de ses évolutions la même figure rouge. Mais ce fut tout autre chose à travers les jumelles : une puissance mystérieuse écrasa soudain cette caisse comme une



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.