Ada ou l'ardeur by Vladimir Nabokov

Ada ou l'ardeur by Vladimir Nabokov

Auteur:Vladimir Nabokov [Nabokov, Vladimir]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2017-07-21T22:56:42+00:00


CHAPITRE XLII

Ada disait souvent qu’à moins d’être très cruel ou très bête, ou de téter encore sa mère, on ne pouvait être heureux sur Démonia, notre magnifique planète. Van avait maintenant le sentiment que pour survivre sur cette terrible Antiterra, dans le monde multicolore et mauvais au sein duquel il était né, il lui fallait préalablement détruire, ou tout au moins mutiler pour la vie, deux de ses habitants. Il était essentiel qu’il les retrouvât immédiatement ; un simple retard pouvait compromettre son pouvoir de survie. La volupté que lui causerait leur destruction ne guérirait point son cœur, mais elle lui rincerait certainement la cervelle. Les deux hommes se trouvaient en deux lieux différents dont aucun n’évoquait une topographie précise, un numéro de rue bien défini, un cantonnement identifiable. Van espérait, si le sort consentait à l’aider, les châtier de manière honorable. Il n’avait pas prévu que le sort déploierait en sa faveur un zèle poussé jusqu’à la farce, d’abord en dirigeant ses pas, puis en s’immisçant dans son entreprise pour devenir bientôt un auxiliaire sur-coopératif.

Il résolut de se rendre d’abord à Kalougano pour régler son compte à Herr Rack. Calé dans le coin d’un compartiment rempli de jambes et de voix, Van s’endormit, de souffrance et de désarroi, tandis que le superexpress filait, vers le nord, à cent cinquante kilomètres à l’heure. Il sommeilla jusqu’à midi et descendit à Ladoga, où, après une attente interminable, il prit un autre train, encore plus cahotant, encore plus bondé. Alors que, de couloir en couloir, il se frayait un chemin zigzaguant en maudissant tout bas les amateurs de paysage qui ne remuaient seulement pas les fesses pour le laisser passer, et en cherchant désespérément un refuge confortable dans un des compartiments à quatre places qui composaient les voitures de « première », il aperçut Cordula et sa mère assises l’une en face de l’autre auprès de la fenêtre ; les deux autres places étaient occupées par un gros monsieur d’un âge respectable qui portait une perruque brune à l’ancienne (avec la raie au milieu), et par un petit garçon à lunettes, habillé d’un costume marin ; le petit garçon était assis à côté de Cordula qui lui proposait justement la moitié de sa barre de chocolat. Une idée véritablement lumineuse traversa l’esprit de Van ; il entra dans le compartiment, mais la mère de Cordula ne le reconnut pas aussitôt et l’émoi des re-présentations joint à une embardée de la voiture fut cause que Van posa le pied sur le soulier de prunelle du voyageur âgé, lequel poussa un cri aigu et dit, d’une voix indistincte mais non pas impolie : « Pitié pour ma goutte (ou, “faites donc attention”, ou encore “ouvrez l’œil”), jeune homme !

— Il ne me plaît pas qu’on m’appelle jeune homme ! » dit Van à l’infirme avec une violence de ton tout à fait injustifiée.

« Il t’a fait mal, grand-père ? » demanda le petit garçon.

« Et comment, dit le grand-père, mais mon cri de douleur était dénué de toute intention blessante.



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