Les silences by Luca Brunoni

Auteur:Luca Brunoni [Brunoni, Luca]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature suisse, Roman noir, Terroir, Suisse
Éditeur: Finitude
Publié: 2023-02-01T23:00:00+00:00

12

La lumière de l’aube peine à percer le brouillard et le lac est une dalle en ardoise. Théodore dépose les fleurs sur la rive. Il met un caillou sur les tiges pour qu’elles ne s’envolent pas.

Le vent chuinte et froisse la superficie de l’eau. Le charbonnier écarte les cheveux de son visage. Les années se sont montrées sévères à son égard : la peau flasque des pommettes est striée de couperose, son œil gauche est borgne, ses lèvres sont minces et pâles. Il plisse son œil valide pour scruter au-delà de la brume qui a englouti la rive opposée. Il pourrait y avoir un océan face à lui, ce serait pareil.

Il dépasse le cabanon des Feld et entame la descente. Le sentier sinue entre les arbres épars qui, peu à peu, se rassemblent et deviennent une forêt. Il respire à pleins poumons l’odeur de terreau et d’écorce mouillée. Il débouche dans une clairière où se trouve une maison de bois comme accroupie dans la végétation, camouflée par la couleur sombre du bardage qui se confond avec les troncs des arbres.

À l’intérieur de la bâtisse, les braises de la cheminée offrent un îlot de chaleur où dort un berger allemand. Lui aussi, comme son maître, porte les stigmates du temps.

Théodore caresse le dos du chien du bout des doigts. Il ne veut pas le réveiller. Un long chemin les attend et, bien que Rudi connaisse cette forêt où il a grandi, il est devenu trop vieux pour endurer l’effort. L’hiver passé, il s’est arrêté, la respiration sifflante, fixant son maître d’un air coupable qui lui avait brisé le cœur.

Théodore remplit son écuelle et la pose près de la fenêtre. La maison est vide, le plancher grince sous ses pieds lorsqu’il pénètre dans la chambre. Les habits de Catherine sont rangés avec soin dans le tiroir de l’armoire. Il déplie une nappe sur le lit, pose les vêtements dessus pour en faire un ballot.

Une larme coule de son œil borgne. Il l’essuie avec un doigt. Jeunes mariés, leur vie avait été marquée par le désir d’avoir des enfants, mais le Bon Dieu était resté sourd à leurs prières. C’est seulement quand ils s’étaient résignés que le miracle était advenu : Catherine était tombée enceinte d’Anne.

Théodore s’assied à table et s’assoupit.

Les aboiements de Rudi le réveillent. Il sort de la maison et rassure le chien, lui murmurant qu’il a fait bonne garde. « C’est la fille de chez les Hauser. Elle nous apporte le lait. »

La fille dit s’appeler Ida. C’est un beau prénom, Ida. Greta a raison, elle est plutôt grande, et quelques retouches aux habits suffiront. Théodore l’imagine porter une des chemises de Catherine et son cœur s’accélère.

Il retourne à l’intérieur récupérer le ballot. Il hésite, puis défait le nœud et retire de la pile le chemisier blanc avec les broderies à motifs de fleurs sur le col. Il le remet en place dans l’armoire et, tandis qu’il ferme le tiroir, il revoit le cercueil qu’on a déposé en terre un jour de pluie.

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