Le Voyage en Orient by Hermann Hesse

Le Voyage en Orient by Hermann Hesse

Auteur:Hermann Hesse [Hesse, Hermann]
La langue: fra
Format: epub
Tags: 2016-12-11T20:17:51.233000+01:00
Publié: 2014-03-19T23:00:00+00:00


IV

Aujourd’hui, tout a changé de nouveau, et je ne sais pas encore si mon affaire en est plus ou moins avancée, mais il m’est arrivé une chose que je n’aurais jamais attendue… mais, est-ce que je ne l’attendais pas malgré tout, est-ce que je ne l’avais pas pressentie, espérée, et redoutée tout autant ? Oui, je dois bien en convenir. Mais cela n’en reste pas moins merveilleux et assez invraisemblable.

J’étais passé maintes fois, vingt fois peut-être ou davantage, dans la rue des Cordiers, aux heures qui me semblaient favorables, et m’étais souvent attardé devant le n° 69 a, me disant toujours, les dernières fois : « J’essaie encore un coup, et s’il n’y a rien, je ne reviens plus. » Mais je revenais toujours, et avant-hier soir mon vœu s’est réalisé. Et de quelle façon !

Tandis que j’approchais de la maison, dont je connaissais déjà chaque lézarde d’un crépi vert-de-gris, j’entendis, venant de l’une des fenêtres supérieures, les sons d’une petite chanson ou d’une danse, d’une romance populaire, sifflée par quelqu’un. Je ne savais rien encore, mais je tendis l’oreille, ces sons me rappelaient quelque chose, et un souvenir obscur tenta de s’éveiller dans ma mémoire. C’était une musique banale, dont les sons qui sortaient des lèvres du siffleur étaient merveilleusement doux, d’un charme léger, d’une pureté extraordinaire, naïfs et agréables à l’oreille comme un chant d’oiseau. Je m’arrêtai pour écouter, à la fois charmé et étrangement oppressé tout au fond de moi-même, mais sans former aucune idée particulière. Ou du moins, si j’en avais une, c’est que, seul, un homme heureux et très digne d’être aimé était capable de siffler ainsi. Plusieurs minutes, je restai dans la rue, captivé, et j’écoutai. Un vieil homme passa, avec un visage affaissé de malade ; me voyant immobile, il écouta, lui aussi, un instant seulement, puis, continuant sa route, il me sourit d’un air d’assentiment ; son beau regard perspicace de vieillard semblait dire : « Reste là, mon garçon, on n’entend pas siffler ainsi tous les jours. » Le regard du vieillard avait illuminé mon cœur, je m’attristai de le voir partir. Mais en même temps, à cette seconde précise, je compris que cet air comblait tous mes vœux.

Il faisait déjà sombre, mais aucune fenêtre n’était encore éclairée. La mélodie aux variations naïves avait pris fin, le silence se fit. « À présent, il va allumer », pensai-je, mais tout demeurait obscur. Et soudain j’entendis là-haut le bruit d’une porte, et je perçus aussi des pas dans l’escalier ; la porte d’entrée s’ouvrit doucement, quelqu’un sortit, et sa démarche était de la même nature que sa façon de siffler : légère, dansante, mais sans abandon, juvénile et pleine de santé. C’était un homme de taille moyenne et très mince, la tête nue, et maintenant mon intuition le reconnaissait avec certitude : c’était Léo, pas seulement le Léo du livre d’adresses, c’était Léo lui-même, notre cher compagnon de voyage, le serviteur Léo, celui dont la disparition, voilà dix ans ou plus, nous avait causé tant de tristesse et de souci.



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