Le Tunnel by Ernesto Sábato

Auteur:Ernesto Sábato [Sábato, Ernesto]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2020061384
Éditeur: Édition du Seuil
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

XIX

Naturellement, puisqu’elle s’était mariée avec Allende, il était logique de penser qu’un jour elle avait dû éprouver quelque chose pour cet homme. Je dois dire que ce problème, que nous pourrions appeler « le problème Allende », fut l’un de ceux qui m’ont le plus obsédé. Il y avait plusieurs énigmes que je voulais élucider, mais surtout ces deux-ci : l’avait-elle aimé un jour ? L’aimait-elle encore ? Ces deux questions ne pouvaient se traiter à part ; elles étaient liées à d’autres : si elle n’aimait pas Allende, qui aimait-elle ? Moi ? Hunter ? Un de ces mystérieux personnages du téléphone ? Ou bien était-il possible qu’elle aimât des êtres distincts de manière différente, comme il arrive à certains hommes ? Mais aussi, il était possible qu’elle n’aimât personne et qu’elle fit croire successivement à chacun de nous, pauvres diables, enfants naïfs, que nous étions l’unique et que les autres n’étaient que de simples ombres, des êtres avec lesquels elle avait des relations superficielles, toutes d’apparence.

Un jour, je décidai d’élucider le problème Allende. Je commençai par lui demander pourquoi elle s’était mariée avec lui.

— Je l’aimais, me répondit-elle.

— Alors, maintenant tu ne l’aimes plus.

— Je n’ai pas dit que j’ai cessé de l’aimer, répondit-elle.

— Tu as dit « je l’aimais ». Tu n’as pas dit « je l’aime ».

— Tu joues toujours sur les mots et tu déformes tout à un point incroyable, protesta Maria. Quand j’ai dit que je m’étais mariée parce que je l’aimais, je n’ai pas voulu dire que je ne l’aimais plus.

— Ah ! alors c’est lui que tu aimes, dis-je rapidement, comme si je cherchais à la prendre en défaut par rapport à des déclarations faites lors d’interrogatoires antérieurs.

Elle ne dit rien. Elle paraissait abattue.

— Pourquoi ne réponds-tu pas ? demandai-je.

— Parce que cela me parait inutile. Nous avons eu ce dialogue à de nombreuses reprises sous une forme quasi identique.

— Non, ce n’est pas la même chose que les autres fois. Je t’ai demandé si tu aimais Allende maintenant, et tu m’as dit que oui. Il me semble me rappeler qu’en une autre occasion, sur le port, tu m’avais dit que j’étais la première personne que tu avais aimée.

Cette fois encore, Maria resta silencieuse. Ce qui m’irritait chez elle, c’était non seulement ses contradictions mais aussi l’énorme effort que je devais faire pour lui arracher la moindre déclaration.

— Que réponds-tu à cela ? demandai-je à nouveau.

— Il y a de nombreuses façons d’aimer quelqu’un et de tenir à lui, répondit-elle avec lassitude. Tu imagines que, maintenant, je ne peux continuer à aimer Allende comme il y a quelques années, quand nous nous sommes mariés, de la même façon.

— De quelle façon ?

— Comment, de quelle façon ? Tu sais bien ce que je veux dire.

— Je ne sais rien du tout.

— Je te l’ai dit souvent.

— Tu l’as dit, mais tu ne l’as jamais expliqué.

— Expliqué ! s’écria-t-elle avec amertume. Tu m’as dit cent fois qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne peut expliquer, et maintenant tu me demandes d’expliquer quelque chose d’aussi complexe.

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