La chambre claire by Roland Barthes

La chambre claire by Roland Barthes

Auteur:Roland Barthes [Barthes, Roland]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard-Seuil, 1980.
Publié: 2015-04-05T22:00:00+00:00


29. La petite fille.

Je ne pouvais non plus omettre de ma réflexion ceci : que j’avais découvert cette photo en remontant le Temps. Les Grecs entraient dans la Mort à reculons : ce qu’ils avaient devant eux, c’était leur passé. Ainsi ai-je remonté une vie, non la mienne, mais celle de qui j’aimais. Parti de sa dernière image, prise l’été avant sa mort (si lasse, si noble, assise devant la porte de notre maison, entourée de mes amis), je suis arrivé, remontant trois quarts de siècle, à l’image d’une enfant : je regarde intensément vers le Souverain Bien de l’enfance, de la mère, de la mère-enfant. Certes, je la perdais alors deux fois, dans sa fatigue finale et dans sa première photo, pour moi la dernière ; mais c’est alors aussi que tout basculait et que je la retrouvais enfin telle qu’en elle-même…

Ce mouvement de la Photo (de l’ordre des photos), je l’ai vécu dans la réalité. À la fin de sa vie, peu de temps avant le moment où j’ai regardé ses photographies et découvert la Photo du Jardin d’Hiver, ma mère était faible, très faible. Je vivais dans sa faiblesse (il m’était impossible de participer à un monde de force, de sortir le soir, toute mondanité me faisait horreur). Pendant sa maladie, je la soignais, lui tendais le bol de thé qu’elle aimait parce qu’elle pouvait y boire plus commodément que dans une tasse, elle était devenue ma petite fille, rejoignant pour moi l’enfant essentielle qu’elle était sur sa première photo. Chez Brecht, par un renversement que j’admirais autrefois beaucoup, c’est le fils qui éduque (politiquement) la mère ; pourtant, ma mère, je ne l’ai jamais éduquée, convertie à quoi que ce soit ; en un sens, je ne lui ai jamais « parlé », je n’ai jamais « discouru » devant elle, pour elle ; nous pensions sans nous le dire que l’insignifiance légère du langage, la suspension des images devait être l’espace même de l’amour, sa musique. Elle, si forte, qui était ma Loi intérieure, je la vivais pour finir comme mon enfant féminin. Je résolvais ainsi, à ma manière, la Mort. Si, comme l’ont dit tant de philosophes, la Mort est la dure victoire de l’espèce, si le particulier meurt pour la satisfaction de l’universel(15), si, après s’être reproduit comme autre que lui-même, l’individu meurt, s’étant ainsi nié et dépassé, moi qui n’avais pas procréé, j’avais, dans sa maladie même, engendré ma mère. Elle morte, je n’avais plus aucune raison de m’accorder à la marche du Vivant supérieur (l’espèce). Ma particularité ne pourrait jamais plus s’universaliser (sinon, utopiquement, par l’écriture, dont le projet, dès lors, devait devenir l’unique but de ma vie). Je ne pouvais plus qu’attendre ma mort totale, indialectique.

Voilà ce que je lisais dans la Photographie du Jardin d’Hiver.



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