1934 by Alberto Moravia

1934 by Alberto Moravia

Auteur:Alberto Moravia [Moravia, Alberto]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2277216259
Éditeur: J'ai Lu


8

J’ai dormi d’un sommeil léger, transparent, avec la sensation que doit avoir un veuf dont l’épouse est morte la veille et qui dans son sommeil s’avise de l’absence encore à peine croyable de la femme aimée, chaque fois qu’il avance une main à côté de lui et qu’au lieu d’un corps chaud et vivant il ne trouve qu’un drap froid et inhabité. Beate n’était pas mon épouse ; elle n’était pas morte ; je n’avais jamais dormi auprès d’elle. Et pourtant, dans ce sommeil léger, angoissé, tourmenté par ma conscience, je sentais qu’en s’en allant elle m’avait, comment dire ? coupé en deux, fournissant ainsi une sorte de validité à la formule communément employée par certaines gens qui se servent volontiers du mot moitié pour désigner leur épouse. Lorsque, après une vaine tentative de prolongation de sommeil, je me suis définitivement réveillé, Beate était partie et le couple qu’idéalement nous avions formé durant quelques jours — un couple uni par les mêmes mystérieuses et fatales affinités qui avaient lié Kleist et Henriette — s’était défait probablement pour toujours. Et moi, j’étais retombé dans ma solitude désespérée après avoir connu — peu de temps, hélas — le désespoir qu’on vit à deux. Je pensais que je pourrais peut-être reprendre tranquillement mon projet de stabilisation ; mais comment pourrais-je recommencer à vivre à partir du moment où me manquerait Beate qui donnait à ma vie une signification et un but ? Peu importait si cette signification et ce but étaient le suicide. Un projet de mort me semblait préférable à l’absence de projet.

Autre chose : en dehors de notre complicité suicidaire, me manquait, avec cette disparition de Beate, la sensation d’aimer et d’être aimé pour la première fois de ma vie et, pour des raisons qu’il faut bien appeler, à l’opposé des matérielles, disons si vous voulez, spirituelles. En me souvenant qu’au cours des quelques jours qu’avaient duré nos singuliers rapports amoureux il n’y avait jamais eu ni baiser ni caresse, pas même le frôlement d’un bras ; uniquement des regards, et des regards qui n’avaient visé qu’à provoquer un sentiment aussi éloigné que possible de l’amour physique puisqu’il n’était basé, comme je l’avais finalement découvert, que sur nos affinités de caractères, d’idées, de destin. Comme cela arrive généralement lorsque les sentiments sont authentiques, il s’agissait de choses à la fois vagues et tenaces.

Moi, j’avais d’abord désiré, puis craint, puis de nouveau désiré, puis de nouveau craint, puis désiré, puis craint, et ainsi de suite, d’aimer cette femme que je ne connaissais pas, dont je ne savais rien, avec laquelle je n’avais échangé que des regards. Je me rendais bien compte que le mot spirituel est de ceux qu’il ne faut employer qu’avec précaution. Mais comment appeler autrement un rapport dont le but était la destruction de nos corps. En d’autres termes, la destruction de tout ce qui constitue les plaisirs physiques dans l’amour.

Je réfléchissais, affalé sur mon lit, en continuant à me dire qu’il fallait me lever malgré le presque insurmontable écœurement que me donnait cette idée.



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