Nuit gravement au salut by Henri-Frédéric Blanc

Nuit gravement au salut by Henri-Frédéric Blanc

Auteur:Henri-Frédéric Blanc [Blanc, Henri-Frédéric]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Actes Sud
Publié: 1995-04-30T22:00:00+00:00


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Deux heures plus tard, le garçon de restaurant pestait à part soi contre ces patates des cuisines qui avaient encore mis la radio à fond et l’empêchaient de faire le bilan spirituel de sa journée, comme il en avait l’habitude en passant le balai.

Dans sa démonologie personnelle, la radio représentait le porte-voix de Belzébuth. Sans elle, les vociférations du Führer ne seraient jamais sorties des brasseries et des gymnases. Sans ce robinet de bêtise… Et elle n’arrête pas, elle crie, craque, ronfle, pète, siffle, empêchant elle-même qu’on pense quelque chose d’elle !…

Musique immonde entrelardée d’informations stérilisées, aussi confusionnistes qu’infantilisantes, de déclarations de politocrates disant avec véhémence les choses les plus insignifiantes et de publicités dont la qualification décourage les plus plantureux dictionnaires : quand l’abjection dépasse un certain seuil, les mots ne peuvent plus suivre.

Chaque soir, les derniers mangeurs partis, il se demandait combien de temps il allait encore supporter son collier de misère. Il se sentait partir en brioche, le cœur en compote, la tête pressée comme un citron. Dieu n’avait pu le créer pour servir des escargots. La réalité était un piège qui se resserrait peu à peu, avec ses portes avaleuses, ses murs-mâchoires, ses nappes étouffantes, ses tables carnassières, ses couverts toujours recommencés sous la menace permanente d’être précipité à jamais dans l’enfer dévorant des cuisines.

Bon, d’accord, l’établissement avait ses avantages, par exemple le long couloir menant à l’office : quelques mètres de solitude où il pouvait finir les fonds de bouteilles. Mais ici comme ailleurs le service était effréné et la direction impitoyable, traquant sans répit les attitudes parasites, les conversations oiseuses et les méditations improductives du personnel, exigeant de la part de ce dernier honnêteté, énergie et rigueur, mais se comportant envers lui avec la pire goujaterie. Il se disait souvent que le monde appartient à ceux qui n’ont aucun savoir-vivre, ceux qui galvaudent leur existence, ceux qui se poussent, qui se hissent, qui n’arrêtent pas et sont prêts à vivre comme des cochons pour régner sur une porcherie.

Bien qu’il se forçât à considérer que notre passage sur terre était trop bref pour perdre du temps avec le sexe et qu’il affectât de savoir à quoi s’en tenir au sujet de l’engeance féminine (complotant la perpétuation de l’espèce, souffrant d’indigence mystique et se méfiant de la vérité comme d’une dangereuse rivale), son plus douloureux et plus persévérant tourment était de constater que les femmes préféraient se trouver du côté du manche et prenaient toujours bren pour farine. Presque toujours. Enfin, très souvent. Même si je suis mal payé, se disait-il, elles voient bien que je vaux mieux que les autres, ça crève les yeux, même les animaux s’en rendent compte. D’accord, il ne fallait pas leur jeter la pierre à toutes. Trop facile. Ne jamais juger en bloc, c’est la porte ouverte au pire. L’enfer est éclairé par des idées générales. N’empêche… Se donner sans amour c’est désespérer le juste. Considérer son corps comme une monnaie d’échange revient à vendre son âme, c’est souiller l’univers, cracher sur les constellations, vomir sa propre nature…

Il était farci d’amertume.



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