L'œil by Claire Castillon

Auteur:Claire Castillon [Castillon, Claire]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman, Littérature française
Éditeur: Gallimard
Publié: 2023-03-30T07:56:23+00:00

Quand il sonne à la porte, la première chose qui me choque, c’est que maman a mis des chaussures. Ça n’arrive jamais, à la maison. Et c’est ridicule, alors qu’on n’a pas encore déballé tous les cartons ni installé la terrasse en bois, de la voir arpenter les lieux sur ses échasses. Bertrand me lâche un « Salut toi ! » pour bien me montrer qu’il a encore une fois oublié mon prénom. Et maman, que ça ne gêne pas du tout qu’il oublie mon prénom entre chaque rencontre, s’arrange pour le caser dans une phrase. « Hein, Tom, toi aussi tu apprécies ce petit jardin ? » Je hoche la tête. Bertrand regarde ailleurs, vers la table où elle a posé trois coupes. Je ne bois pas de champagne mais elle me verse un jus dedans. « C’est amusant de trinquer, même quand on a dix ans, hein Tom ? » dit-elle. À présent, il sait mon prénom, il sait mon âge, c’est bon. Pour cette fois, en tout cas. Il a des paroles très positives sur le jardin, la météo et le quartier. Il lui demande si ça va au bureau, et ses yeux regardent régulièrement les jambes de maman. Mais quand elle approche sa chaise de la sienne, il se raidit et se recule contre son dossier. Il me regarde, moi. N’importe qui le remarquerait, mais pas maman. Il ne se sent pas à l’aise en ma présence, c’est évident. Et maman me fait de la peine, avec ses cuisses dénudées comme deux jambonneaux souffrants. On dirait qu’elle espère.

Il a apporté une boîte de sushis. Ça va tourner à l’apéro qui dure. J’ai bien envie d’aller regarder la télé. D’ailleurs, Bertrand m’incite à le faire, me lançant : « Je crois qu’il y a Sherlock, fonce ! » Maman prend sa petite voix pour dire : « Ah ? Tu ne dînes pas avec nous, mon chou ? Toi qui adores les sushis ? Regarde, fais-toi au moins une petite assiette… »

Bertrand ne réagit pas. C’est la meilleure méthode avec ma mère. Il parle encore de son travail. Ils étaient collègues, avant, alors ils aiment bien évoquer les gens de leur ancien bureau. Maman ressort de vieilles histoires et Bertrand a l’air joyeux. Le champagne fait son effet, j’imagine. Il doit se dire : « Allez hop, tant pis, je dîne ici et je me casse. » À un moment, je pars dans la cuisine, et quand je reviens je vois la main de Bertrand dans le cou de maman, et elle, complètement collée à lui. Ils font ça plusieurs fois. Dès que je m’éclipse.

Je vais voir mon film. Je jette un œil de temps en temps et je comprends qu’il va peut-être rester encore.

Ou pas.

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