Maigret et le clochard by Simenon Georges

Auteur:Simenon, Georges [Simenon, Georges]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier
Éditeur: Le livre de poche, Policier
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

CHAPITRE 5

Maigret parlait rarement à sa femme d’une enquête en cours. Le plus souvent, d’ailleurs, il n’en discutait pas avec ses plus proches collaborateurs à qui il se contentait de donner des instructions. Cela tenait à sa façon de travailler, d’essayer de comprendre, de s’imprégner petit à petit de la vie de gens qu’il ne connaissait pas la veille.

— Qu’en pensez-vous, Maigret ? lui avait souvent demandé un juge d’instruction lors d’une descente de Parquet ou d’une reconstitution.

On se répétait, au Palais, sa réponse invariable :

— Je ne pense jamais, monsieur le juge.

Et quelqu’un avait répliqué un jour :

— Il s’imbibe…

C’était vrai d’une certaine manière et les mots étalent trop précis pour lui, de sorte qu’il préférait se taire.

Il en était autrement cette fois-ci, tout au moins avec Mme Maigret, peut-être parce que, grâce à sa sœur qui habitait Mulhouse, elle lui avait donné un coup de main. En se mettant à table pour déjeuner, il annonça :

— J’ai fait ce matin la connaissance de Keller…

Elle était toute surprise. Non seulement parce qu’il en parlait le premier, mais à cause du ton enjoué. Ce n’était pas le mot exact. Il n’était pas guilleret non plus. Il n’y en avait pas moins une certaine légèreté, une certaine bonne humeur dans sa voix, dans ses yeux.

Pour une fois, les journaux ne le harcelaient pas et le substitut, le juge, le laissaient tranquille. Un clochard avait été attaqué sous le pont Marie, jeté dans la Seine en crue, mais il s’en était tiré miraculeusement et le professeur Magnin n’en revenait pas de sa faculté de récupération.

En somme, c’était un crime sans victime, on aurait presque pu dire sans assassin, et personne ne s’inquiétait du Toubib, sinon la grosse Léa et, peut-être, deux ou trois vagabonds.

Or, Maigret consacrait autant de son temps à cette affaire qu’à un drame passionnant la France entière. Il semblait en faire une question personnelle et, à la façon dont il venait d’annoncer son entrevue avec Keller, on aurait pu croire qu’il s’agissait de quelqu’un que sa femme et lui désiraient rencontrer depuis longtemps.

— Il a repris connaissance ? questionnait Mme Maigret en évitant de manifester trop d’intérêt.

— Oui et non… Il n’a pas prononcé une parole… Il s’est contenté de me regarder, mais je suis persuadé qu’il n’a pas perdu un mot de ce que je lui ai dit… L’infirmière-chef n’est pas du même avis… Elle prétend qu’il est encore abruti par les drogues qu’on lui a données et qu’il se trouve dans l’état d’un boxeur se relevant après un knock-out…

Il mangeait, regardait par la fenêtre, écoutait les oiseaux.

— Tu as l’impression qu’il connaît son agresseur ?

Maigret soupira, finit par avoir un léger sourire qui ne lui était pas habituel, un sourire moqueur dont la moquerie se serait adressée à lui-même.

— Je n’en sais rien… J’aurais de la peine à expliquer mon impression…

Il avait rarement été aussi dérouté de sa vie que ce matin-là, à l’Hôtel-Dieu, en même temps qu’aussi passionné par un problème.

Les conditions de l’entrevue, déjà, n’avaient rien de favorable.

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