L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux by Vladimir Jankélévitch

L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux by Vladimir Jankélévitch

Auteur:Vladimir Jankélévitch
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Flammarion
Publié: 2017-06-14T16:00:00+00:00


3. – Bios et Zoé

Nous savons maintenant que l'absence de toute cause est la vraie cause de l'ennui, mais nous ne savons pas encore pourquoi il s'exhale justement des conditions les plus favorables au bien-être. L'ennui jusqu'ici nous est surtout apparu comme un mal de décadence, d'extrême conscience et de modernité. Les métaphysiciens ne sont-ils pas capables de retrouver en lui une sorte de primitivité ontologique ? L'ennui, comme l'angoisse, ressemble à un vague « état de péché41 » : culpabilité diffuse, lointaine et latente, il fait qu'on se sent fautif sans avoir commis de faute. Chez Pascal, par exemple, la chute a perverti non pas seulement la volonté, l'imagination sensible ou l'expérience intérieure, mais notre existence elle-même ; la raison est aussi fautive que la sensation, et notre vrai tort, c'est d'être ; car c'est notre présence elle-même et tout entière qui est opaque et « haïssable » et qui gêne la vérité ; il ne suffit donc pas d'interpréter les données des sens et les idoles de l'imagination. Aussi l'amour-de-soi n'est-il pas seulement, comme chez Malebranche, un amour dévié de sa fin naturelle, il est vraiment dépravé et monstrueux. Contre cette mauvaise conscience a priori est-il pour Pascal d'autres remèdes que surnaturels ? Entre le secours gracieux et le « divertissement » du libertin qui, par crainte de dénuder son propre néant, se jette à corps perdu dans les « affaires » et les occupations tumultuaires et les agitations du siècle, il n'y a pas de place chez Pascal pour la diète cartésienne42. Et de là vient cette espèce de repentir héréditaire qui n'est que le repentir d'exister en général et qu'on appelle l'ennui, l'ennui navrant, né de l'isolement et de l'inaction. Le « solitaire » ne s'ennuie pas ; mais l'« isolé », en tête à tête avec lui-même, ne considère pas sans panique ni tremblement le spectacle qui lui est offert : prenant conscience de sa situation délaissée ou, pour parler comme l'Évangéliste, de sa « déréliction », il s'affole et il a le cœur serré d'angoisse. La phobie de l'introspection et de la νoήσεως νόησις rend vain le recueillement, vaine la vie intérieure et vide l'intimité quotidienne avec soi. Ainsi le pari flatte le joueur que nous sommes, pour le persuader de miser sur l'au-delà, comme le christianisme s'adresse à la « machine », pour la convertir… Schopenhauer lui-même sera moins désespéré, lui qui raille les mondains et prêche le nirvana43 ! Descartes, comme il admet que la nature a horreur du vide, admet de même que l'âme pense toujours ; et Pascal, tout à l'opposé, se donne simultanément les deux abîmes – le « silence éternel » des espaces autour de moi et le désert de l'ennui au-dedans ; la belle conscience, toujours pleine, toujours occupée, a perdu son aplomb : elle titube de vertige quand elle se voit perdue à la fois dans le grand infini qui l'étreint et dans le petit infini qui creuse au fond d'elle-même ses gouffres insondables. L'ennui est



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.