Univers 16 by Anthologie

Auteur:Anthologie [Anthologie]
La langue: fra
Format: epub
Tags: SF
Publié: 2013-06-16T11:43:07+00:00

La femme et l’enfant espagnoles respirèrent ensemble et se sourirent avec soulagement. Puis – elles se rappelaient sans doute toute la situation – leurs sourires se gelèrent. Chacune d’elles se mit à fixer un point invisible sur le mur ravagé. C’était au tour du Chinois de composer SA phrase. Il s’avança vers la corbeille. Il affichait une expression butée. Ce n’était pas, en fait, un véritable Chinois mais un Vietnamien, qui avait été bijoutier à Saïgon avant de s’enfuir jusqu’à Hong-Kong dans une barque, trois ans auparavant. Le mage le soupçonnait de mégalomanie. Il savait en tout cas que le Chinois aurait souhaité une autre revanche que celle que le Destin venait de lui offrir. Régner sur les œufs ! Son peuple mangeait des œufs de toute catégorie depuis des siècles : des à la menthe, des couvés, des de mille ans, des frais gobés au sortir de la poule, des pourris naturellement, des fermentés avec artifice, des de canard, des de dragon et de poule aux œufs d’or. Quand il s’était entendu citer en position de mangeur, il avait ressenti un espoir immense. Or, il n’avait à partir de ce moment qu’une chance de voir l’œuf réaliser une combinaison totalement inintéressante pour lui et de se retrouver mangeur d’œufs comme il l’était depuis déjà des siècles. Et l’œuf l’avait réalisée. Il avança vers la corbeille, les dents serrées.

— Les enfants, annonça-t-il écœuré.

Le cœur de la petite Espagnole se mit à battre terriblement fort. Pourvu qu’il ne tire pas ensuite « les femmes » ou « les Chinois », pria-t-elle. N’ayant pas le sens de la métaphore, elle ne pouvait imaginer de les avaler autrement qu’en réalité, et elle avait toujours eu horreur de la viande rouge, que celle-ci soit cuite ou crue.

— Les œufs, lut encore le Chinois avec une sorte de rage froide.

Il s’en moquait. Il aurait au moins la satisfaction de ne pas se voir dévoré par une enfant (car, il n’en doutait pas, la sale gosse n’aurait rien trouvé de mieux que de le flanquer dans une marmite et de le faire bouillir lentement, accommodé aux piments doux.)

— Dieu soit loué ! dit la petite fille.

Elle allait s’amuser avec tous ceux qu’elle trouverait, vrais œufs réellement pondus ou pas. Elle allait jouer avec eux comme les enfants russes dont elle avait lu l’histoire dans ce livre, avant l’explosion, quand il y avait encore des livres et des livres et sa maman pour lui en acheter. Elle les peindrait en rouge, en vert, en bleu. Elle les décorerait de petites croix noires de canards stylisés qui marcheraient tous dans la même direction, en ceinturant l’œuf d’une petite frise. Elle les cacherait le soir dans les décombres en faisant comme si c’était dans les fraisiers et le matin, dès le réveil, pieds nus dans la rosée, elle se mettrait à leur recherche. Ça lui remplirait la vie de surprises et elle ferait ça chaque jour.

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