La Cave by THOMAS BERNHARD

La Cave by THOMAS BERNHARD

Auteur:THOMAS BERNHARD [BERNHARD, THOMAS]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 1976-01-01T00:00:00+00:00


Une fois, il y a trois ou quatre ans, à l’entrée du Pont national, comme on l’appelle, devant l’arcade de l’hôtel de ville où se trouve encore aujourd’hui un célèbre magasin de parapluies et, à côté, la boutique d’un non moins célèbre bijoutier, une voix d’homme m’a appelé. Je me retournai et je vis celui qui m’avait appelé : un homme d’une cinquantaine d’années, appuyé à un marteau piqueur qui venait juste de s’arrêter, le torse nu, le ventre débordant de son pantalon bleu de mécanicien, transpirant, complètement édenté, n’ayant plus que quelques cheveux sur la tête, mais le regard perçant. C’était un buveur, je l’avais remarqué aussitôt. Tandis que son collègue, au contraire de lui un gaillard maigre, un grand échalas, une casquette graisseuse de toile à voile sur la tête, continuait à travailler – manifestement, avec sa pelle, il faisait un tas de la rocaille extraite du sol et mise en morceaux par le gros avec son marteau piqueur, les deux, au cours de la reconstruction du Pont national dégageaient les canalisations urbaines de gaz et d’eau – je regardais le visage du gros qui manifestement m’avait reconnu mais moi je ne le reconnaissais pas ; je m’étais arrêté au milieu du tourbillon humain qui précède midi et j’étais incapable de me rappeler cet homme, lui, cependant, il se souvenait de moi mais j’étais incapable de m’expliquer d’où je connaissais cet homme. D’autre part, j’avais nettement conscience d’avoir vu déjà une fois ce visage mais cela devait remonter loin dans le temps, ai-je pensé et j’ai pensé aussi : cet homme ne se trompe pas. Il m’a devancé : il m’a dit que je lui avais rempli très souvent la bouteille de rhum de sa mère dans la boutique de Karl Podlaha à la cité de Scherzhauserfeld, c’était lui à qui j’ai donné une fois une bande de pansement que j’ai prise dans l’armoire de la pièce attenante à la boutique et je la lui ai enroulée autour de sa tête où il s’était fait une blessure sur l’escalier de notre magasin. De cet incident je n’ai pas souvenance, mais je me rappelai alors aussitôt l’adolescent qu’avait été cet homme il y a vingt-cinq ans. J’étais alors, me dit-il, encore tellement petit que je devais faire des efforts pour regarder par-dessus le comptoir du magasin. Il exagérait, mais au fond il avait tout bien observé. On eût dit qu’il aimait se rappeler cette époque qui avait été sa jeunesse, comme moi à présent, à cette occasion, j’aimais me rappeler cette époque de ma jeunesse et tacitement, sans échanger des paroles, nous nous étions rappelé cette époque de jeunesse durant quelques instants. Il ne savait rien de moi, je ne savais rien de lui, au milieu des nombreux êtres humains qui étaient le matin à l’entrée du Pont national nous constatâmes que nous avions eu une jeunesse commune dans la cité de Scherzhauserfeld et que nous avions survécu, chacun à sa façon. Que, chacun à sa façon, avec les difficultés immenses de tout vieillissement, nous avions vieilli de vingt-cinq ans.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.