De l’âme by François Cheng

De l’âme by François Cheng

Auteur:François Cheng [Cheng, François]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2016-10-12T00:00:00+00:00


F.C.

Cinquième lettre

Chère amie,

L’évocation de vos « souvenirs essentiels » m’a rempli d’une joie ineffable, et je vous remercie de tout cœur de ce partage. Vous avez raison : à l’instar de Georges Perec, chacun de nous devrait écrire un jour – au moins intérieurement – son Je me souviens, car il est essentiel de retracer, pour soi ou en le partageant, l’itinéraire de son âme, qui est notre vraie vie.

Pour ma part, quand je fouille ma mémoire – sans même faire le long chemin d’introspection auquel vous vous êtes livrée –, je détecte des moments où l’œil de mon âme me procure des émotions en me faisant voir sous l’apparence des phénomènes d’autres rapports et d’autres réalités.

Je me rappelle cette plaine à l’ouest de la Chine où, par le hasard du vagabondage, nous avons passé la nuit dans une hutte. À l’aurore, ouvrant les yeux, nous découvrons, émergeant de la brume nocturne, trois vieux pins sur un tertre, à distance juste entre eux, pleins d’une attirance et d’une révérence mutuelles. Tout l’espace ouvert au vent trouve en eux sa mesure, son rythme. Pendant ce temps, au ras de l’horizon, le soleil levant pose son sceau rouge. En un éclair je comprends : la beauté de l’univers est là en permanence ; chaque âme peut la capter pour en faire un tableau. La création humaine prolonge ainsi la Création tout court.

Je me rappelle cette montagne dans les Alpes où nous avons passé la nuit dans un refuge. Tôt le matin, nous grimpons jusqu’au sommet. Là, en son silence solitaire, un petit lac nous attend. Un lac entre terre et ciel qui, de tout son bleu virginal, reflète le bleu originel du firmament. Les nuages qui y jettent leurs ombres, la brise qui le ride, les herbes folles et les fleurs sauvages qui s’y mirent, les oiseaux qui le survolent, rien ne parvient à troubler sa calme limpidité. Il demeure un miroir et nous invite à l’être. Nous sommes là, sur ce sommet, au cœur de l’immense, minuscules, anonymes. Pourtant, l’espace d’un instant, nous nous sentons effectivement miroir, parce que ce coin secret, présence inexplicablement belle, nous l’avons vu et nous en sommes émus. Sinon tout cela aurait été vain, et rien n’aurait été su. À moins qu’un Autre le sache ? Auquel cas, le miroir que nous sommes, l’espace d’un instant, serait moins vain aussi. Toujours est-il que par-devers moi, je pense alors à quelqu’un parmi nous qui a eu le génie de rendre la chose plus durable. Je pense à La Joconde de Vinci. Celui-ci n’a-t-il pas justement peint, dans son tableau, un lac en hauteur couronnant un paysage de montagne, qui depuis la vallée profonde remonte par étapes jusqu’au sommet ? Ce paysage vertical sert d’arrière-fond à la figure féminine du premier plan. Le lac du sommet se trouve exactement au niveau des yeux du personnage. La lumière proprement surnaturelle qui le baigne rehausse celle qui se dégage du regard de la Joconde. Du coup, le tableau prend une dimension tout autre.



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