Ceux qui sont restés là-bas by Jeanne Truong

Auteur:Jeanne Truong [Truong, Jeanne]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2020-11-20T08:32:28+00:00

Sans attendre de savoir si la Croix-Rouge nous sauverait, ma tante a voulu nous mettre à l’abri. L’organisation humanitaire ne pourrait de toute façon autoriser le départ de plusieurs centaines de personnes à la fois. Seule une minorité de chanceux partirait à l’étranger. Ma tante ne voulait pas prendre le risque de voir le destin se jouer à nouveau de nous. Vanna et son père s’opposèrent à cette idée. Vanna lui certifia que les gens de la Croix-Rouge leur avaient promis qu’ils seraient bientôt emmenés à Bangkok, qu’ils quitteraient la Thaïlande pour l’Europe. Mais ma tante ne voulut rien entendre. Elle répliqua que Vanna et les siens étaient sur la liste des départs parce qu’ils avaient déjà de la famille en France. Pour les autres, rien n’était moins sûr. Une semaine plus tard, ma tante s’occupa de notre sortie. Elle réussit à convaincre la Croix-Rouge, qui fit une exception. Contrairement à ce que pensait ma tante, les gens de la Croix-Rouge avaient projeté de conduire tous les réfugiés à Bangkok pour qu’ils obtiennent un visa et un statut de réfugié. Ils partiraient tôt ou tard. Mais personne ne pouvait dire à quel moment.

Les adieux avec Vanna et sa famille furent brefs. Ils nous avaient seulement aidés à rassembler nos affaires. Personne n’avait osé parler de la séparation. Chaque instant était devenu le dernier. Le moment pourtant arriva. À la porte de la prison, nous nous sommes regardés en silence. Nous avons souri comme si de rien n’était, détournant nos regards. Le père pleurait. Et moi, j’avais une boule à la gorge, une sorte de paralysie. Je ne parvenais pas à vivre réellement l’instant. Finalement, pour abréger le supplice, le père nous a dit de faire attention à nous. Mais il n’a pu s’empêcher de me serrer contre lui. Se reculant, il me fixa d’un air désarmé. Un bout de papier vacillant et soumis. Ce fut la dernière image que j’ai gardée de lui, de ce dernier moment entre nous. À l’intérieur de ses prunelles, il y avait une lueur intense, humide. Sans me laisser le temps de réagir, de lui prendre la main, de me coller à lui, de faire je ne sais trop quoi pour lui témoigner la vague brûlante qui me submergeait, il tourna les talons, disparut dans la cellule. Après Khieng, il venait de perdre un second fils.

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