Beaucoup de jours by Philippe Forest

Beaucoup de jours by Philippe Forest

Auteur:Philippe Forest [Forest, Philippe]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman, Littérature française
Éditeur: Gallimard
Publié: 2022-01-13T16:23:59+00:00


La ville donc. Ou plutôt : la foule dans la ville. Le mouvement « brownien » – comme on dit, je crois, si l’on veut faire savant – des particules qui la composent et qui s’agitent, ricochant les unes contre les autres. À la manière des atomes dans le vide dont parle le vieux Lucrèce. Un gigantesque jeu de billard en trois dimensions et où les boules se comptent par milliers, ne cessant pas de se heurter et de rebondir contre les rebords d’un plateau aux dimensions pourtant infinies. Sans qu’il soit possible de poser sur tout cela le rassurant regard surplombant qui permettrait de dominer le spectacle et de voir celui-ci s’organiser selon un schéma lisible et rationnel. Le monde vu du ciel. Comme la fourmilière sous le regard de géant de l’individu qui se tient au-dessus d’elle. Sauf qu’ici, justement, c’est seulement de l’intérieur, à hauteur d’homme, que le spectacle peut être considéré. Et qu’il n’y a pas d’autre observateur possible que l’une ou l’autre des particules qui, toutes au même titre et sans qu’aucune puisse se prévaloir d’un quelconque privilège, se trouvent prises dans le mouvement d’ensemble auquel elles participent.

Le charabia de la narratologie – qui, jusque dans les collèges, est devenu l’alpha et l’oméga des études de lettres – appelle cela – je vous épargne les subtilités de la terminologie : la « focalisation ». Fabrice à Waterloo, selon l’exemple consacré. Jeté dans le tumulte d’une guerre à laquelle il ne comprend rien et que Stendhal arrive à nous faire voir ainsi de manière beaucoup plus réaliste que s’il déployait sous nos yeux les cartes d’état-major que seuls Wellington ou Napoléon tiennent entre leurs mains et dont les soldats eux-mêmes, pris dans la mêlée, n’ont aucune idée. Mais Joyce ne décrit pas un champ de bataille. Juste le chaos insignifiant d’une après-midi de printemps ordinaire dans une cité comme les autres. Et, pour rendre celui-ci, compliquant la donne, s’il se refuse au point de vue céleste du créateur omniscient, il ne se contente pas non plus d’un seul Fabrice pour mener son affaire. Il lui en faut une trentaine.



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