Vert samba by Charles Aubert

Auteur:Charles Aubert
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782889441235
Éditeur: Slatkine & Cie
Publié: 2021-04-09T00:00:00+00:00

CHAPITRE 22

Rompre le parfum

Des ténèbres, elle est blanche

La fleur du prunier

Yokoi Yayu

Vieux Bob est allé au-devant de Nora. Il l’a prise dans ses bras et s’est empressé de chuchoter quelque chose à son oreille. Elle s’est reculée d’un pas et a répondu d’une voix ferme qui est parfaitement arrivée jusqu’à nous :

— Non Robert, il est temps que je parle.

Sous le soleil incandescent, leurs visages crayeux étaient parcourus d’ombres dures. Ils sont restés l’un en face de l’autre pendant quelques secondes, puis ils se sont avancés jusqu’à nous. Vieux Bob nous a proposé d’aller prendre un café. Ils ont grimpé sur la passerelle qui menait au restaurant. On les a suivis sans rien dire. En procession, tête baissée. On sentait tous qu’on allait vivre un moment particulier. On a traversé le ponton et on s’est installé à notre table habituelle comme s’il allait de soi, après tant de tension accumulée, de faire une pause, de prendre le temps de souffler un peu. J’ai pris place sur la chaise la plus proche du bord du ponton. L’étang dégageait une forte odeur d’œufs pourris. Vieux Bob était debout à côté de moi, face au large.

— Je ne vais pas ouvrir aujourd’hui. La malaïgue s’est installée. L’odeur est devenue insupportable.

— À l’ESAT tout à l’heure, l’eau était pourtant belle, a répondu Malkovitch en tapotant son œil poché du bout de son index comme s’il essayait de faire ami-ami avec lui.

Vieux Bob lui a répondu en évitant soigneusement de le regarder.

— On est dans une cuvette à l’abri du vent. C’est ici que la pourriture apparaît. Ici que les choses commencent à se désagréger. On n’y peut rien, ça a toujours été comme ça.

J’ai regardé le paysage avec un œil différent. Pour la première fois, je ne voyais plus la beauté. En tout cas, ce n’était plus ce qui me sautait aux yeux de prime abord. La lagune ressemblait à une longue hésitation, un cloaque. Algues blanches et vase noire. Les couleurs avaient disparu, et avec elles, de nos vies, toute trace de légèreté et d’insouciance.

Lizzie est venue me taper sur l’épaule. Je suis revenu à moi. On a ouvert le cercle pour que tout le monde trouve sa place. Pendant que Vieux Bob faisait les cafés, Paddy est allé chercher une chaise supplémentaire à la table à côté. Quand on s’est retrouvés tous les six assis devant nos tasses fumantes, il y a eu un long moment de flottement. Nora, qui jusqu’à présent n’avait rien dit, se frottait les cuisses avec la paume de ses mains. Je me suis demandé si c’était une façon de se mettre en condition. Et puis soudain, elle s’est lancée et nous a raconté son histoire. Sa voix, quand elle a retenti, nous a presque surpris. Elle était monocorde, mécanique, comme si elle nous lisait le mode d’emploi d’une machine. C’était la voix de quelqu’un qui n’était pas là, quelqu’un qui s’était détaché du sens des mots. C’était la voix de quelqu’un qui tentait de se protéger coûte que coûte.

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