Opérations by Hubert Lucot

Auteur:Hubert Lucot
La langue: fra
Format: epub
ISBN: EPUB9782818008157-34805
Éditeur: POL Editeur
Publié: 2011-01-14T16:00:00+00:00

Darty mouvements

C’est Anne-Marie qui prudemment disait « Nous n’avons pas l’habitude du moderne » au directeur du Grand Magasin Darty des Halles, nous étions venus à pied, dans la masse des voitures, des promeneurs (de plus en plus d’Occidentaux sont libérés du travail, notamment par l’âge) entre des magasins de fringues et de pacotilles plus nombreux encore aujourd’hui qu’hier, où ils étaient pléthore. Le Grand Directeur auquel nous disions notre étonnement que mon téléphone-répondeur-fax neuf se dérègle sans cesse nous décrit avec sincérité, semble-t-il, un mélange de coûts moindres et d’abondance accrue de petites machines dont la complexité ne cesse de croître, débordant les spécialistes ; nous enveloppait une musique débile qui sortait de partout dans le feuilletage gigantesque d’écrans de toutes dimensions lançant dans la brûlante actualité du monde, qui à chaque instant se renouvelait pareille à elle-même, des images infernales. Qui jadis aurait imaginé qu’un guitariste est un démon (éclairs, souliers pointus, queue fourchue) ? La mièvrerie de Brassens et de Distel – ô matin de Noël – voulait me signifier qu’à 17 ans j’étais un imbécile.

Je tiens une feuille administrative ; sous le crayon du directeur, les frais ont tombé de moitié ; un comptoir nu me délivrera l’outil mis à neuf ; l’employé, tout à l’heure sympathique (dialogue plein de verve), souligne d’un regard méchant la rature directoriale, la signifiant « fausse » ; je suppose que dans l’entre-temps la voix du jeune directeur à petit visage et petite cravate a traversé téléphoniquement la halle, palais ou cathédrale, pour engueuler l’employé qu’il suppose à tort le responsable de la promesse d’exonération quand j’ai déposé la machine il y a 18 jours. Aujourd’hui, celui-ci m’ordonne de décrire le prometteur ; je place sur la tête du gros virtuel (un surnuméraire ?) une petite raie de côté avec plaisir. Dans le central, années 1930, Tata évoquait souvent les surnus : c’étaient les autres, jeunes le plus souvent, avides de titularisation – pour moi, « de jeunes étrangers plus que nus, marchant dans les airs, vêtus de légèreté ».

Alors vient un roman d’une phrase : « Elle avait épousé un collègue. » Phrase plusieurs fois entendue – appliquée à la tristesse du central. On ne se marie par amour, mais à un collègue, dans le bureau même (on offre un pot sinistre). Me dérange parfois qu’A.M. et moi soyons d’« anciens tuberculeux », des « anciens de la Fondation »… on disait cela, et non pas : un jeune homme, une jeune femme, verge, lèvres charnues, le cours du fleuve Isère, du fleuve Seine, le delta caché du Rhône.

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