Oeuvres complètes tome 6 - L'Archipel du Goulag tome 3 (Littérature étrangère) by Soljénitsyne Alexandre

Auteur:Soljénitsyne, Alexandre [Soljénitsyne, Alexandre]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Fayard
Publié: 2015-10-02T00:00:00+00:00

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Si tout cela s’était passé deux ans plus tôt, la simple trouille qu’Il ne vienne à l’apprendre eût incité les patrons du Steplag à ne pas tourner autour du pot : ils auraient fait mitrailler du haut des miradors toute cette foule coincée entre des murs. Et s’il avait fallu descendre jusqu’au dernier huit mille ou quatre mille zeks, rien en eux n’aurait frémi, car ils ne savaient pas frémir.

Mais la complexité de la conjoncture en 1954 les contraignait à tergiverser. Les mêmes Vavilov et Botchkov avaient perçu à Moscou des effluves nouveaux. Il avait déjà été tiré à Kenguir pas mal de coups de feu et on cherchait le moyen de conférer à ce qui avait été fait l’apparence de la légalité. D’où un certain flottement, autrement dit le temps pour les rebelles de commencer à vivre d’une vie nouvelle et indépendante.

C’est dès les premières heures qu’il fallut déterminer la ligne politique de la révolte, autrement dit son être ou ne pas être. Devait-elle suivre la voie des tracts candides qui barraient les colonnes mécaniques de journaux : « Les gars, tapez sur les tchékistes » ?

À peine sorti de prison et poussé aussitôt – par les circonstances, par sa poigne militaire, les conseils de ses amis ou un besoin intérieur – vers la direction du mouvement, Kapitone Ivanovitch Kouznetsov adopta d’emblée, semble-t-il, le parti et la façon de voir des orthodoxes, peu nombreux à Kenguir et noyés dans la masse : « Couper court à tous ces gribouillages (les tracts), couper court à l’inspiration antisoviétique et contre-révolutionnaire de ceux qui veulent se servir de nos événements ! » (Je cite ces expressions d’après les notes d’un autre membre de la Commission, A.F. Makeïev, sur une conversation en petit comité qui eut lieu dans les locaux de la consigne tenue par Piotr Akoïev. Les orthodoxes hochaient la tête, approuvant Kouznetsov : « C’est qu’ils peuvent nous valoir à tous, ces tracts, de nouveaux temps de peine. »)

Dès les premières heures – il faisait encore nuit –, passant dans toutes les baraques et y prononçant des discours jusqu’à l’enrouement, puis le matin à la réunion qui se tint au réfectoire, et plus d’une fois encore par la suite, le colonel Kouznetsov, face à des états d’esprit extrêmes et à l’aigreur de vies tellement piétinées qu’elles n’avaient apparemment plus rien à perdre, ne cessa de répéter et répéter encore sans se lasser :

« L’antisoviétisme serait notre mort. Si nous mettons en avant, en ce moment, des slogans antisoviétiques, on va nous écraser sur-le-champ. Ils n’attendent qu’un prétexte pour nous écraser. Avec de pareils tracts, ils auront toutes les justifications voulues pour nous fusiller. Notre salut est dans la loyauté. Nous devons causer avec les représentants de Moscou comme il sied à des citoyens soviétiques ! »

Puis, d’une voix plus forte : « Nous ne tolérerons pas une pareille conduite de la part de provocateurs isolés ! » (Il faut dire que, pendant qu’il tenait ces discours, on s’embrassait bruyamment sur les wagonnets.

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