Nuages Dans La Main: Roman (Lettres Universelles) by Alice Rivaz

Nuages Dans La Main: Roman (Lettres Universelles) by Alice Rivaz

Auteur:Alice Rivaz [Rivaz, Alice]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman Suisse
Éditeur: La Guilde du livre
Publié: 1940-07-14T23:00:00+00:00


TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

I

Il y avait longtemps que Christianne Auberson était là, debout contre son piano, ses mains posées sur le cachemire des Indes qui recouvrait l’instrument, les regardant ses mains comme si elles avaient été des mains mortes laissées là par quelqu’un d’autre, elles d’habitude si remuantes et agiles. Mais en réalité elle ne regardait pas du tout ses mains, ni rien d’autre dans cette chambre. Elle était en train de se demander pourquoi Lorenzo n’était pas venu ce matin puisqu’il passait devant chez elle en se rendant à son travail.

Alors elle se souvint de ce qu’il lui avait dit le jour précédent : « Christianne, j’attends tout de vous », et elle se sentit de nouveau écrasée de bonheur.

Et maintenant elle ne savait que choisir dans le tas dépenaillé de musique. Les couvertures vertes des Éditions Peters ne tenaient presque plus ; et ses doigts étaient gelés ; mon Dieu, pour se réchauffer, et puis pour rêver, rien de mieux que le Gradus ad Parnassum, le bon vieux Gradus qui vous décrasse les articulations et vous réchauffe le poignet.

Elle bougea le tabouret de place, s’assit, posa le pied droit sur une pédale. Sûrement le plancher finirait par avoir un trou… avec cette pression de ses talons toujours à cette même place.

Les touches étaient glacées elles aussi. En les enfonçant elle sentait de petits glaçons qui lui coiffaient le bout des doigts comme des dés. Et en même temps les touches étaient glissantes et humides.

Oh ! quand les touches s’enfonçaient doucement, c’était une sorte de volupté. C’était doux, humide, froid, et aucune résistance. Les touches descendaient, fondaient sous ses doigts comme du beurre et elle sentait à peine les angles arrondis. Et les touches noires étaient encore plus douces et arrondies ; il lui semblait qu’elles fuyaient sous ses doigts comme de l’eau, et que leur résistance se faisait de jour en jour plus placide. C’est vrai, il n’y avait plus assez de résistance, et elle regrettait le temps où ces exercices de piano ressemblaient encore à une petite bataille. Et l’on a raison quand on dit qu’on « attaque » une note ou une œuvre. Il faut de l’élan, une sorte de courage, l’âme prête à tout – et puis une main en l’air, l’œil qui se pose avec autorité sur le clavier.

Elle avait toujours aimé les œuvres qui font se cabrer les touches et où tout oppose de la résistance. Le Chopin, justement, à part la Sonate en si bémol mineur, cela glissait trop sous ses doigts comme de l’eau ; comme si les touches se transformaient tout à coup et d’ivoire devenaient de beurre… et cette docilité… les unes après les autres elles se pressaient sous ses doigts. Il n’y avait qu’à brasser, qu’à brasser encore ; il lui semblait qu’elle plongeait jusqu’au coude dans une cuve de perles brillantes. Elle aurait pu fermer les yeux, elle savait que pas une touche ne se déroberait. Et cela finissait par être ennuyeux ces touches dociles et qui fondaient dans sa main.



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