Mon âme au diable by Gattégno

Mon âme au diable by Gattégno

Auteur:Gattégno
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Calmann-Lévy


12

La professeure d'histoire-géographie avait tenu parole : personne à Verdi ne semblait au courant pour le cagibi. Quant aux élèves, s'ils avaient eu vent de l'affaire, la frontière entre leur monde et celui des adultes était si étanche qu'il nous fut impossible de le savoir.

La semaine suivante, je déjeunai avec Dimi au kebab, avenue de Flandre. Lui non plus n'en souffla mot. Discrétion ou ignorance ? Là encore, impossible de savoir. En revanche, j'eus droit à son couplet sur l'enseignement et la nécessité de s'adapter aux temps modernes : « Beaucoup de professeurs, dit-il, se sentent coupables de ne pas être des Superman pédagogiques. Ils ont tort, ce n'est pas ce qu'on leur demande. C'est même le contraire. Nous vivons à une époque où l'on déteste la culture et l'intelligence, c'est pour cette raison qu'on nous déteste. Les parents craignent que, par notre faute, leurs enfants deviennent intelligents et cultivés. Ils veulent seulement que nous leur apprenions un métier qui leur permettra de gagner leur vie et de la dépenser en télés, matchs de foot et bagnoles. Ils ont trop peur que leurs rejetons, devenus instruits, les prennent pour des cons. Ce qui est souvent le cas. »

Il marqua un temps d'arrêt pour défaire une de ses brochettes, puis :

« Une éducation technique et professionnelle, on ne nous demande rien d'autre. Cela ne nous satisfait pas, nous sommes des gens de culture, diplômés et tout, mais qu'est-ce que ça nous apporte de plus par rapport à la plupart des gens ? En réalité, n'importe qui nous vaut et nous valons n'importe qui. Ne faisons pas la fine bouche : nous aussi, nous voulons notre bagnole et notre télé, même si c'est pour regarder les programmes culturels, et nos petits privilèges, nous y tenons également. Sous Vichy, les profs n'avaient pas, que je sache, protesté contre le renvoi de leurs collègues juifs. Du moment qu'ils conservaient leur emploi et avaient de quoi manger, le reste, ils s'en fichaient. Le mal a toujours été d'une affligeante banalité : des lâches et des salauds, il y en a dans toutes les corporations, à toutes les époques. Chez les profs comme ailleurs. »

Il n'avait pas tort : chez nous aussi, on trouvait une majorité de lâches et une minorité de courageux. Parmi ces derniers, je rangeais sans conteste la collègue d'histoire-géographie. Seule, sans appui, elle s'évertuait à dispenser un enseignement impossible à Verdi. Pour sa part, elle n'était pas entrée dans l'enseignement pour s'enrichir, pour former des ignares, ou pour s'acoquiner avec Tarek, je l'imaginais consacrant ses nuits à préparer des cours dignes de ce nom. Des cours pour un public, un monde, qui n'en voulaient pas. Un jour, elle finirait à La Verrière, sauf si elle se retrouvait dans un collège ou un lycée correct avec des élèves qui reconnaîtraient ses mérites. Elle ne l'aurait alors pas volé.

Pour ma part, je me rangeais parmi les majoritaires, ceux qui étaient prêts à signer avec le diable pour survivre. Dimi ne me semblait pas très différent.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.