Maleficium by Martine de Sjardins

Auteur:Martine de Sjardins [Sjardins, Martine de]
La langue: fra
Format: epub
Tags: - Divers
ISBN: 978-2-89694-012-7
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

V

OCULUS MALIGNUS

Où êtes-vous, mon père ? Dans ce confessionnal, votre voix se répercute et son écho vient de partout à la fois. Je cherche la grille à tâtons comme un mauvais joueur de colin-maillard, car je ne suis pas aveugle de naissance. Mon infirmité est encore trop fraîche pour avoir créé des habitudes et mon souvenir du monde se réduit aux dernières images à s’être imprimées sur ma rétine peu avant que mes yeux ne soient voilés par cette dégénérescence qui a rendu ma cornée opaque. L’une de ces images, que j’espère ne jamais oublier, est celle des tortues venant pondre sur la plage des îles Daymaniyat.

Si j’ai eu le privilège d’assister à ce spectacle, c’est que j’avais été dépêché au sultanat d’Oman par mon employeur, monsieur Thomas Parker, de la maison Parker & Son, fournisseur officiel de Son Excellence lord Aberdeen, notre très honorable gouverneur général. Vous connaissez bien cette élégante enseigne du square Dominion où l’on vend des lunettes d’écaille, puisque vous en êtes vous-même un excellent client. Je n’ai donc pas à vous apprendre que les bésicles et les monocles, les lorgnons et les faces-à-main, de par leur usage fréquent, sont sujets aux bris de toutes sortes. Voilà pourquoi monsieur Parker a installé, dans l’arrière-boutique, un atelier de réparation où œuvre un vieil artisan autrichien du nom de Linke, qui a longtemps travaillé dans le faubourg Saint-Antoine, chez le réputé ébéniste parisien Gabriel Viardot. Linke y avait perfectionné l’art de la marqueterie Boulle, qui consiste à incruster de l’écaille de tortue sur fond de cuivre, avant de se spécialiser dans la tabletterie. Il avait eu l’honneur de restaurer un peigne de mantille ayant appartenu à une infante d’Espagne, ainsi que l’un des trésors du château de Pau, soit la carapace de tortue qui avait servi de berceau au futur roi Henri IV. Chez Parker, où j’étais commis, monsieur Linke faisait souvent appel à moi pour de menus ouvrages et, puisque j’y démontrais de l’intérêt, il avait entrepris de m’apprendre à réaliser un placage d’écaille.

Seules les tortues marines donnent l’écaille très fine que l’on utilise en lunetterie ; parmi celles-ci, la tortue imbriquée, aussi appelée caret, est la plus recherchée parce que ses jaspures sont blondes, couleur très rare et très prisée. Si la maison Parker n’avait aucun mal à s’approvisionner en écaille rose ou cerise, se procurer de l’écaille blonde, en revanche, était la croix et la bannière. Les ébénistes et tabletiers d’Europe accaparaient les morceaux les plus clairs, et les exportateurs ne nous envoyaient que de l’onglon — des plaquettes brunes provenant des pattes des carets, sans aucune valeur. Or, les monocles de notre client lord Aberdeen étaient tous en écaille blonde. Afin de ne pas perdre sa commission, monsieur Parker décida de m’envoyer à Oman, puisque c’est là que les tortues imbriquées viennent se reproduire une fois par année, entre décembre et février. À la fin du cycle lunaire, quand la marée est au plus bas, les femelles envahissent les plages par dizaines de milliers

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