L'oubli que nous serons by Héctor Abad

L'oubli que nous serons by Héctor Abad

Auteur:Héctor Abad
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2018-06-15T00:00:00+00:00


La mort de Marta

26

Et après cette parenthèse de bonheur presque parfait, qui dura quelques années, le ciel envieux se rappela à notre bon souvenir, et ce Dieu furibond en qui croyaient mes ancêtres déchargea la foudre de sa colère sur nous qui, peut-être sans nous en rendre compte, étions une famille heureuse, voire très heureuse. Il en va presque toujours ainsi : quand le bonheur nous touche, nous ne nous en rendons pas compte, alors les hautes sphères nous envoient une bonne dose de douleur pour que nous apprenions la reconnaissance. On dirait une explication de ma mère : cela n’explique rien, et je n’y souscris pas, mais je le consigne parce que alors que le bonheur nous semble naturel et mérité, les tragédies nous apparaissent venir de l’extérieur, comme une vengeance ou un châtiment décrété par des puissances malignes pour d’obscures fautes, ou par des dieux justiciers, ou des anges qui exécutent des sentences inéluctables.

Oui, nous étions heureux parce que mon père était définitivement rentré d’Asie et ne pensait plus jamais repartir, car la dernière fois il avait déprimé à frôler le suicide, et par chance on ne le persécutait plus à l’université en tant que communiste, mais seulement comme réactionnaire (parce que les gens heureux, pour les communistes, étaient par essence réactionnaires, du fait qu’ils l’étaient au milieu de gens malheureux et dépossédés). Nous étions heureux parce que, l’espace d’un moment, on crut que les puissants de Medellín avaient confiance en mon père et le laissaient agir, travailler, voyant que ses programmes étaient d’utilité publique, comme la vaccination, et favorables à la santé, comme les aqueducs et égouts, et ses actions ne demeuraient pas que verbales, comme celles de tant d’autres. Et alors, comme mon père n’était plus en danger dans son travail et que ma mère commençait à gagner plus d’argent que lui, on se permettait certains luxes, comme d’aller de temps en temps au restaurant chinois, tous ensemble, ou d’ouvrir une bouteille de vin, chose inusitée, insolite, en l’honneur du docteur Saunders, ou encore de nous offrir de plus beaux cadeaux à Noël (une bicyclette, un radiocassette), ou d’aller en procession familiale voir un film que mon père estimait être le meilleur qu’il ait jamais vu, Vivre libre, dont je me rappelle le titre, la queue pour entrer au cinéma Lido, et rien d’autre.

Nous étions heureux parce que personne n’était mort dans la famille et chaque semaine du vendredi au dimanche nous nous rendions à la ferme, une petite propriété de deux arpents, à Llanogrande, en terre froide, dont l’oncle Luis, le curé malade, avait fait présent à ma mère avec ses économies de toute une vie, et comme la situation s’était améliorée, mon père m’avait même acheté un cheval, Amigo — ainsi l’avions-nous baptisé, Amigo —, un cheval maure et efflanqué, de même allure que Rossinante, chaque semaine les flancs plus maigres, parce qu’il n’y avait pas de fourrage à la ferme, mais qui avait à mes yeux tout du poulain arabe, au moins, ou



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