L'Herbe des Talus by Jacques Réda

L'Herbe des Talus by Jacques Réda

Auteur:Jacques Réda
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard & Atelier Panik éd. numérique
Publié: 2014-01-27T16:00:00+00:00


C’est, j’imagine, au cours de l’été 1946 qu’Ellington composa Happy go lucky local, un des volets de la Deep South suite, et qui constitue son autre grand tableau ferroviaire2.

Entre-temps on avait reconstruit plusieurs ponts et, comme dans Build that railroad, enregistré en 1950, les ballasts aplatis repaient forme sous la pelle tintante des cheminots. À mon insu j’avais continué de grandir. Et si le réseau de l’enfance était devenu inaccessible, c’était, je pouvais le croire encore, faute de trains qui m’y reconduiraient. Or seules quelques « 32 » poussives halaient de nouveau leurs wagons arthritiques, de Juziers à Chanteloup, sous les coteaux fleuris de vergers pareils à celui où, deux ans plus tôt, m’avait épargné par hasard un pilote qui, le soir même, avait dû se délasser de son massacre de locomotives en écoutant le programme suavement syncopé de l’American Forces Network, ou peut-être un V-Disc de Duke.

Cet été-là j’entendis la musique. Comme ces grands jeunes gens nonchalants et suralimentés, mais friands de nos tomates, que j’avais contemplés avec stupeur parce qu’ils jetaient d’immenses mégots démontrant l’Amérique, j’aurais pu m’abîmer dans Glenn Miller. Mais je ne sais quoi dans mon pauvre bagage de Méthode rose, de plain-chant affadi et de sonneries militaires m’en préserva, et – au hasard des ondes – je découvris qu’au fond de l’Alabama et du Mississippi, des péquenots inspirés (à tous égards aussi proches de moi que des fellahs de la XIIIe dynastie) avaient élaboré la seule chanson vraiment faite pour mon cœur, pour mes nerfs, pour donner vie dansante à l’espèce de champignon de couche que sans elle je serais resté. Le blues – qui d’une certaine façon la célèbre – vint illuminer mon ornière et bientôt m’en sortir, grâce au staccato obstiné et quasi ferroviaire de son redoublement en boogie-woogie, puis avec l’envol vaporeux de Lester Young sur les rails sans éclisses de Count Basie, l’aile tranchante de Charlie Parker, enfin ce prodigieux soulèvement de tout un monde sonore qui m’a rendu à celui-ci.

Mais à l’obstination dont fait preuve aussi le petit train de la Deep South suite (et que le blues, d’ailleurs, fournit en combustible), je trouve un autre sens à présent. Loin de l’express invincible du point du jour, cette mise en gloire du tortillard a lieu à une époque où l’avion, qui vient si massivement de gagner la guerre, l’emporte sans appel sur la locomotive en tant que motif d’inspiration. En témoignent peut-être, durant ces mêmes années, l’exaltant Flying home et l’Airmail spécial de Lionel Hampton. Amputé de surcroît, par l’électricité et le diesel, de ses attributs fantastiques, le train cesse d’être poème en acte, associant le rêve et la puissance dans sa prosodie à pistons. Relégué dans le domaine du souvenir et de la légende, il lui faut rentrer au pays.

Happy go lucky local accomplit en deux étapes l’itinéraire d’un tel retour. Très exactement nostalgique, et pathétique avec l’intense effort que l’alto et la trompette solistes s’imposent comme pour rouvrir une voie obstruée par l’oubli (je pense à celle où



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