Les pieds dans l'eau by René Fallet

Les pieds dans l'eau by René Fallet

Auteur:René Fallet [Fallet, René]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Essai
Éditeur: Mercure de France
Publié: 2012-05-22T03:04:35+00:00


La Truyère, toujours. Cette fois au matin. Elfes à moustaches, les frères Karamazov de l’art halieutique batifolent dans la rosée, font toilette succincte avant de préparer le café.

La rivière est calme, qui sommeille plus longuement que les hommes. Nous ne verrons, sur ses rivages, ni la Vouivre nue parée de son seul rubis ni les bathing beauties de Mack Sennett moulées dans leur maillot de bains d’avant 14. Mes cuissardes, mon gilet de pêche et mon pantalon fument au soleil.

Arrive peu après un paysan aux yeux de cochonnet de pétanque planqués sous des sourcils de président de la République.

Il nous examine de loin comme si nous étions des têtes de bétail, s’approche enfin. De près, c’est le père Dominici. Il saisit que nous ne sommes pas anglais – O mânes de notre bon Lord Grey of Fallodon – quand nous lui offrons civilement une très bourbonnaise goutte de prune, qu’il siffle en homme. Nous interviewons illico ce noble agriculteur :

— Qu’est-ce qu’il y a comme poissons, dans votre rivière ?

Il réfléchit une heure, lourd de secrets, grommelle à regret :

— Oh, y en a. Ça, y en a…

Une autre goutte et il enchaîne, soudain bavard :

— Mais moins qu’dans l’temps. Quand j’étais gamin…

Tous, quand ils étaient gamins, air connu, ils en bourraient des panières à linge, avec une branche, une ficelle et une épingle à nourrice. Pêches miraculeuses autant que rétrospectives, sœurs des histoires de fesse et de régiment, vous me bavez sur les cuissardes !

Je coupe et demande à notre Pompidou rural :

— Il y a de la truite, là-dedans ?

Il réfléchit encore, puissamment. Il y a du Einstein, dans ce Dominici de Mont-boudif. Il lâche, du bout de ses quatre dents caca d’oie :

— Y a du cabot, ça oui. Du cabot.

Il ne s’agit pas de chiens, mais de chevesnes. Tarin, engageant :

— Mais y a des truites, quand même ?

Il ne veut pas nous décevoir, apprivoisé par notre doux flacon qu’il bigle de côté :

— Quèque-z-unes, ça oui.

Si nous l’écoutons, il viendra s’abreuver à la tente tous les matins, jusqu’à l’extinction des feux de notre bouteille de brise-ménage. Nous ne l’écoutons plus et il reprend son chemin, pesant et lent comme une saison.

Nous décidons de plier bagage, de fuir ces terres de braconniers. Ce laboureur et ses enfants doivent, dans leur étable, receler tous les genres de filets, du trémail à l’épervier.

Nous quittons la Truyère. Nous reverrons par hasard cet endroit cinq ans plus tard, non sans une pointe aiguë de chagrin. L’E.D.F., entre-temps, sera passée par là, aura tout englouti sous un barrage. L’emplacement de notre campement sera recouvert par dix mètres d’eau morte. Nous nous apitoierons devant ce souvenir perdu. Nous oublierons ma baignade, notre poignée de pauvres chevesnes. Nous avons été heureux, là, avec nos nouilles, notre bœuf en conserve, et les derniers rayons de notre jeunesse.

Face à ce faux lac désolé, nous comprendrons que nous allons de cimetière en cimetière, de miroir en miroir, de mégot en mégot.

Adieu Truyère, qui fit mouvoir les aubes des moulins.



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