Les patriotes by Sana Krasikov

Les patriotes by Sana Krasikov

Auteur:Sana Krasikov [Krasikov, Sana]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2019-08-22T00:00:00+00:00


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Nos amis de Genève

« Nos amis de Gèneve » : c’est en ces termes que Moukhov nous a présenté les gars de Sausen Petroleum, bien qu’ils n’aient rien de suisse ni l’un ni l’autre. Si leurs visages slaves et leurs noms ne laissaient pas de doute quant à leur citoyenneté, leur façon de parler et leurs vêtements témoignaient toutefois d’un certain mélange entre le nord et le sud de l’Europe : leur accent russe anglicisé suggérait une scolarisation londonienne, leurs costumes ajustés une facture italienne. Dans leurs déguisements signés Gucci, ils avaient tous les deux l’air vraiment ravis de nous rencontrer. Le ravissement de Gucci numéro un quand il m’a serré la main était même si vigoureux que j’ai eu l’impression qu’il espérait faire gicler du pétrole de ma paume.

Notre réunion a mis un peu de temps à démarrer, car tous les cadres à l’étage avaient décidé de venir souhaiter bonne chance à nos amis de Genève – une démarche visiblement superflue : les frères Gucci étaient tellement sûrs d’eux qu’ils ont nonchalamment décliné les dispositifs que nous leur avons proposés pour leur présentation. Ils n’avaient besoin ni de l’écran et du projecteur, ni de portables avec PowerPoint. Loin de moi l’idée d’insinuer qu’ils manquaient de savoir-vivre, ils étaient au contraire on ne peut plus aimables. Tous les deux ont fait le même discours sur leurs longs et loyaux services à L-Pet (comme courtiers en pétrole), se répétant au minimum deux fois. Leur stratégie était visiblement d’en dire le moins possible sur ce qu’ils comptaient faire en tant que convoyeurs et de laisser l’autorité du nom d’Abouskalaïev faire le travail de persuasion. Au bout d’une heure et demie de cette « présentation », dont le manque quasi total de contenu était impressionnant, les jumeaux Gucci ont demandé si nous avions des questions.

J’en avais une, oui : comment se proposaient-ils d’exploiter les bateaux que nous construisions ? Le sourire entendu de Gucci numéro deux a laissé présager sa réponse. « Nous allons embaucher des professionnels, naturellement. »

Les professionnels en question s’avéraient être « le meilleur équipage de Sovcomflot » – un de leurs concurrents sur cette opération.

J’ai fait les calculs dans ma tête. Sovcomflot proposait soixante-cinq mille dollars par jour. Sausen, cent onze mille. Donc, pour les mêmes bateaux, construits dans le même chantier naval, avec en gros le même opérateur, ils comptaient nous facturer dix-sept millions de dollars annuels en plus pour les dix prochaines années. « Votre offre est bien plus élevée que celle de Sovcomflot, ai-je dit. Pourriez-vous nous expliquer ce que ce surcoût est censé couvrir ?

– Bien sûr. Ce que vous aurez » – et, presque en chœur, nos nouveaux amis de Genève ont prononcé des mots incubés si longtemps dans la matrice du capitalisme américain qu’ils avaient dans ces bouches de dandys un charme désuet parfaitement désarmant –, « c’est l’assurance qualité. »

La seule question qui restait était celle qu’on ne pouvait pas poser ouvertement : avec qui, parmi les gradés de L-Pet, les frères



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